Nouvelles de chez moi, nouvelles de chez toi :
le rapport de la parole et de l’image dans News
from Home
de Chantal Akerman

- Rita Novas Miranda
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      L’ambiguïté est constamment maintenue, parce qu’en dépit des échos dans les lettres, la fille est, d’une certaine façon, muette, tandis que la mère est parlante – et aucune n’apparaît à l’écran. Comme nous l’avons vu, la mère possède la voix et la fille maîtrise les images, mais c’est la fille qui prête sa voix à sa mère. Plus que la définition d’un « chez soi », nous assistons à deux conceptions de ce « chez soi » : l’une, représentée par la mère, qui donne la voix à l’intime, l’autre, incarnée par la fille, qui donne la voix au grand bruit de la ville, à l’anonymat, au mouvement incessant des gens. La grande ville anonyme appelle donc une parole familiale, un lien, comme si l’une ne pouvait pas exister sans l’autre.
      Dans News from Home, il existe donc une vraie rupture entre la parole et l’image, une rupture qui se prolonge dans la mise en scène de couples d’opposés mis en scène : Bruxelles et New York (lieu natal/lieu d’exil), la mère et la fille, le foyer et la rue, le singulier et le collectif. Akerman ne confère pas un pouvoir supérieur à la parole, mais il ne s’agit pas non plus d’un film proche du muet (comme d’autres films d’Akerman) : la ville est habitée par des sons, des bruits qui envahissent l’écran au point d’étouffer parfois la voix, brouillant la lecture des lettres, et rendant par conséquent difficile leur intelligibilité. Mais cette rupture entre parole et image sert surtout la représentation (pourtant invisible) de la relation, parce que le vrai sujet du film semble être la traversée – qui peut être un autre mot pour « correspondance » –, non pas seulement celle de l’océan, mais surtout celle de la parole et de l’image : l’une peut se superposer à l’autre (et inversement), certes, mais ce qui intéresse Akerman est le va-et-vient entre la parole et l’image, et non la coïncidence de l’une avec l’autre ; il s’agit de créer un espace d’images et de sons au sein duquel la mère et la fille se croisent, renvoyant perpétuellement l’une à l’autre. C’est de cette façon que la cinéaste glisse du thème le plus évident du film, « les nouvelles de chez soi », à une idée de cinéma.

 

Cadres

 

      Tous les films d’Akerman des années 1970 tendent à privilégier les intérieurs, les espaces confinés ou strictement limités : la cuisine de Saute ma ville (1968), la chambre qui donne son titre à un court-métrage, l’hôtel du moyen-métrage Hotel Monterey (1972), l’appartement de Jeanne Dielman, entre autres. En revanche, News from Home se déroule exclusivement hors de la maison, dans la rue et les transports publics. Ce film se passe vraiment dans l’entre-deux – lieu de passage, de transfert – de la relation épistolaire. On peut dès lors penser que la présence prépondérante des moyens de transport a un profond rapport avec l’idée de lettre, de ce qui part d’un lieu pour arriver à un autre. Dans le film, dès le premier plan (qui est, notons-le, un croisement de rues, un carrefour), c’est une voiture qui traverse le champ, une autre qui vient en direction de la caméra, des gens qui passent, transportant des cartons. De plus, les voitures, stationnées ou en mouvement, et surtout le métro, ont une grande place dans le film. On pourrait, globalement, diviser le film en douze séquences, dont six sont associées aux voitures, cinq au métro (ou train), et la dernière au bateau. Mais, plus essentiel, ces moyens de transport ne sont pas seulement filmés, ils sont souvent le moyen de déplacement de la caméra elle-même. C’est comme si Akerman nous rappelait les débuts du cinéma, son côté aussi artisanal que fantomatique. On songe notamment aux trains des frères Lumière, non seulement celui qui arrive à la gare de La Ciotat [12], mais aussi à ceux qui introduisent le mouvement, le travelling, comme Départ de Jérusalem en chemin de fer (1897), un train qui quitte la gare avec la caméra [13].
      Mais, en réalité, cela n’est pas surprenant dans le cinéma d’Akerman. Nous rappelions que News from Home est, d’une certaine manière, le seul film d’extérieur des années 1970, et dans un entretien à Melissa Anderson de 2010, Chantal Akerman l’explique :

 

what I like is the walls, those lines. The way I shoot, I always put the camera at my height, and then I do it straightforward. It has the strength of an abstract image and of a concrete image. That’s very much the case in Hotel Monterey. If you see those corridors, they are lines, but there is also a corridor, and suddenly you forget it’s a corridor, it’s only lines, and color, and material. That’s why I’m also fascinated by shooting inside – doors, lights, corridors. You have immediately a frame [14].

 

      Akerman semble découvrir dans News from Home cette même force d’une image à la fois abstraite et concrète, mais cette fois à l’extérieur ; elle parvient à filmer les rues et le métro de New York comme elle filmait l’intérieur de l’hôtel Monterey.
      Il existe une « science » du plan chez Akerman : la géométrie du cadre d’un plan fixe, un plan fixe qui devient travelling (il y en a plusieurs dans News from Home), le travelling fait à partir du mouvement d’un moyen de transport (les deux derniers plans sont des travellings arrière : dans le premier on a la sensation qu’il est filmé à l’arrière d’un bus quittant la ville ; quant au second, on sait qu’il est filmé dans le ferry qui va de New York à Staten Island). Et dans ce film, le mouvement ne s’arrête pas là : c’est par excellence celui de la foule, des gens qui se déplacent, des passeurs, des visiteurs nocturnes (nous pensons notamment au titre extraordinaire de Guy Debord : Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, film de 1959). Tout est en mouvement. Et ce mouvement, dans le cinéma d’Akerman, est aussi une sorte d’attente et de promesse (comme l’est par excellence la lettre), parce que le cadre semble très souvent être là avant les personnes, comme si le cadre posé, il attendait patiemment que quelqu’un arrive (anonyme new-yorkais ou personnage). Et quand quelqu’un surgit, il y a nécessairement événement, surprise, simple geste ou simple mot qui bouleversent l’ordre du monde.

 

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[12] Et par extension la réaction de ses spectateurs, la même que, si longtemps après, Akerman raconte être la sienne regardant un film pour la première fois : « Depuis mon plus jeune âge, j’ai très peu été au cinéma quand j’étais petite et… bon, c’était lié au fonctionnement, enfin, comment je vivais avec mes parents, etc., ils n’allaient pas au cinéma, je n’allais pas au cinéma, ils ne m’amenaient pas, et le premier film que j’ai été voir c’était Les Dix Commandements, et j’étais absolument terrifiée, j’allais faire des cauchemars, mes parents sont sortis ce soir-là et je hurlais, j’ai appelé les voisins et tout ça ! Bon, parce que j’ai cru vraiment, j’y ai cru, bon, c’est vraiment comme, bon, je… j’amène ma petite cousine aux marionnettes, elle est terrifiée, elle croit autant aux marionnettes que je croyais au cinéma, et pourtant les marionnettes ça se voit encore plus que ce n’est pas vrai » (émission radiophonique Le Cinéma des cinéastes, entretien réalisé par Claude-Jean Philippe et Caroline Champetier, France Culture, 1977).
[13] La référence aux frères Lumière à propos de News from Home apparaît aussi dans deux livres récemment parus sur Akerman : Jérôme Momcilovic écrit que « les cadres parfaits » d’Akerman et Mangolte donnent « le sentiment de retrouver la radieuse évidence des vues Lumière (il y en eut une dizaine à New York, tournées par Alexandre Promio) », qui les lie à la street photography new-yorkaise et à la flânerie baudelairienne (Chantal Akerman : Dieu se reposa, mais pas nous, Op. cit., pp. 21-22). Corinne Rondeau, de son côté, compare le dernier plan du film à « un travelling simple comme une vue Lumière sur un canal à Venise » (Chantal Akerman : passer la nuit, Paris, Editions de l’Eclat, « Eclats », 2017, p. 75).
[14] « Ce que j’aime, ce sont les murs, les lignes. La façon dont je filme, je mets toujours la caméra à ma hauteur, et puis je filme tout de suite. C’est la force d’une image abstraite et d’une image concrète. C’est plutôt le cas d’Hotel Monterey. Si on voit ces couloirs, ce sont des lignes, mais c’est aussi un couloir, et soudain on oublie que c’est un couloir, ce ne sont que des lignes, de la couleur, de la matière. C’est pour cela que je suis fascinée par le tournage à l’intérieur – portes, lumières, couloirs. On a le cadre immédiatement ». « Her Brilliant Decade », entretien réalisé par Melissa Anderson le 19 janvier 2010 pour le site Museum of the Moving Image (consultée le 6 septembre 2018).