Les plumes des Poquettes volantes.
De l’éditeur à l’éditaire
- Stéphane Meunier
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Fig. 14. R. Bertholo, L’Amour à l’italienne, 1966

Fig. 15. R. Bertholo, L’Amour à l’italienne, 1966

Fig. 16. E. Pirotte, Journal d’un faiseur, 1966

      Avec L’Amour à l’italienne (figs. 14 et 15), René Bertholo (cofondateur de KWY, et auteur du Livre Libre, publiéen 1960) s’approprie la sérialité des pages, et profite de leur structure biface, pour offrir au lecteur spectateur un jeu d’endroits et d’envers, que concluent d’ailleurs, dans les deux dernières pages, le mot stylisé « AMOR », s’inversant en « ROMA ». De la sorte, sur les rectos des pages de droite, l’on observe des dessins proches de l’esthétique pop, et sur les versos des pages de gauche, l’arrière de ces mêmes apparences. On accède donc à la totalité des choses, idéal cubiste aussitôt désamorcé, puisque sa cohérence est le plus souvent contredite par quelque élément improbable, tenant de la logique du rêve : la façade au visage humain s’avère un pur artifice…
      La dixième Poquette est signée Ernest Pirotte, pseudonyme de Pol Bury, et s’intitule Journal d’un faiseur (extraits). 1951-1952 (fig. 16). L’artiste s’y amuse de l’arrogance avant-gardiste du temps, dans un pastiche de journal de bord, sur un ton qu’André Balthazar taxe d’« humour froid » [65]. S’ensuivent Cérémonie pour une Chèvre sur un Nuage (Mélodrame en un acte), pièce de théâtre de Fernando Arrabal ; Pour Balthazar, aphorismes de Louis Scutenaire ; le Portemanteau, livre d’artiste – séquence de dessins éminemment narrative – de Jean-Michel Folon ; Thing’s Studio, New York (Projections de Ting), où Pierre Alechinsky illustre ses propres textes…
      Cet extrait d’énoncé éditorial suffit à rendre compte de l’effet que produit André Balthazar sur son éditaire. L’uniformité, attendue dans une collection commerciale, et située aux niveaux du genre littéraire ou artistique, du thème, de la visibilité des auteurs, de l’universalité de leur production – garantie de leur succès – se voit totalement contredite, retournée, démantelée, d’une Poquette à l’autre ; le rapport entre texte et image crée des contrastes désopilants (le plus extrême : livres de texte versus livres d’image), et offre une surprise à chaque livre renouvelée. L’œuvre d’André Balthazar se situe donc dans ce qui serait la « zone poétique » [66] de l’édition. Pour seule ligne éditoriale bul, la vertu du ridicule, et la créativité des auteurs – peu importe leur avant-garde, pourvu qu’ils nous surprennent.

 

Une éthique de l’incongru et le rire pour éthos

 

      L’acte éditorial bul, à travers les Poquettes volantes, se caractérise par une diversité radicale, et des références contradictoires, capables de provoquer le rire chez l’éditaire. C’est que, pour André Balthazar et Pol Bury, l’humour est une vertu. Mais de quel mécanisme s’agit-il, et quel serait son effet sur le récepteur ? Les surréalistes de la première heure eurent leur humour, plus rare, et plus noir que tendre, car « sournoisement vindicatif » [67]. L’humour surréaliste est de l’ordre du sarcasme : son rire scandalise, provoque ; il est de ceux qui ont « pour fonction d’intimider en humiliant » [68], car de nature réactive, à l’égard du bourgeois, de l’artiste non surréaliste – de l’Autre. L’esprit surréaliste n’est pas bul, à l’exception d’un principe, dont Pol Bury assume l’héritage. En effet, chez les surréalistes, « l’humour était aussi dirigé contre l’activité artistique elle-même », ce qui avait pour effet de toujours « garder une position de vigilance envers ses propres activités » [69]. L’incongruité bul serait-elle fille de la modestie ? Pour le savoir, il faudrait préciser le sens de cette pratique de l’incohérence, approché au fil de cet article par l’emprunt de diverses expressions, telles que « discours poly-isotopes » [70] (Groupe µ), « collusion » [71] (Jean Baudrillard), ou encore « disconvenance » [72] (Gérard Genette), et qui ne sont pas adaptées à l’analyse du comique à l’œuvre dans notre collection – la première ne désignant pas forcément un procédé humoristique, la deuxième expliquant le sourire cool du Pop art, et la troisième s’appliquant exclusivement à la substance textuelle. Henri Bergson, dans son Essai sur la signification du comique, propose une notion voisine : il s’agit de l’« interférence de deux système d’idées » [73], dans la perception sonore d’une même phrase, à l’œuvre dans le calembour, et qui est source de rire. Ce principe d’interférence nous semble transférable aux signes iconiques et plastiques, ainsi qu’aux différents codes rencontrés, qui interfèrent de façon contradictoire au sein d’un même péritexte, et d’une même collection. Tout d’abord, les Poquettes volantes imitent le livre de poche. Et rappelons que, pour Bergson, toute imitation est par essence comique, qui plaque du mécanique sur du vivant, installe « de l’automatisme (…) dans la vie et imitant la vie » [74]. Aussi, puisque toute imitation dégage « la part d’automatisme » [75] du phénomène imité, c’est le livre de poche lui-même qui se voit ridiculisé, en tant que code éditorial dominant, dont les signes sont uniformisés, et le principe commercial uniformisant. Si le poche permet de démocratiser un contenu élitaire, il n’en reste pas moins le produit d’une logique capitaliste, évitant toute forme de risque, c’est-à-dire d’audace créative : le seul point commun aux livres de poches, hormis leur prix modique, leurs couvertures aguicheuses et leur humble qualité (signes d’ailleurs imités par les Poquettes volantes), est qu’ils sont toujours issus d’une réédition, ayant déjà prouvé leur capacité à plaire au plus grand nombre – les poches sont par essence vaniteux. Or, en imitant ses manières, André Balthazar ridiculise cette inauthenticité, dénonçant cet abime, qui sépare la mécanique du poche, de l’authentique audace artistique. Cela dit, les œuvres des auteurs de Poquettes volantes sont elles-mêmes enveloppées de cette imitation, et à leur tour ridiculisées ! L’interférence des contenus avant-gardistes avec les signes de la consommation de masse oblige les auteurs à ne pas se prendre au sérieux – l’humour étant d’ailleurs souvent présent, comme nous l’avons vu, au sein même des œuvres : il semblerait que le contexte éditorial ridiculisant, dont André Balthazar prenait soin d’aviser les auteurs, ait provoqué des démarches artistiques de nature auto-dérisoire. Enfin, par la réalisation de ces interférences de codes, c’est André Balthazar lui-même qui se ridiculise. L’éditaire des Poquettes volantes, au fait d’une culture de poche dominante et conformiste, comme de l’avant-garde artistique souterraine, ne peut que rire d’un geste éditorial aussi absurde, car donquichottesque : les signes du poche sont autant de moulins, où André Balthazar plaque ses géants oniriques, que sont les productions auctoriales de la collection, créatives et variées à l’extrême. L’effet d’absurde, produit sur l’éditaire, provient de ce que les Poquettes volantes ne rient pas contre, mais avec la culture de poche : elles assument, sous des apparences de livre uniforme et jetable, ce processus d’« individuation radicale » [76] cher à Dada.
      « Quoique (quoi que) vous fassiez vous êtes ridicule ! », clame le titre du quatrième numéro de la revue Daily-Bul ; « la condition de ma dérision, c’est l’autodérision » [77], nous a confié l’éditeur ; « le remède spécifique de la vanité est le rire » [78], écrit du reste Henri Bergson. A des fins vertueuses, désamorçant les effets néfastes de l’ambition, le Daily-Bul tourne toute vanité en dérision, assurant sa modestie, et sa sincérité. Et notre éditaire avant-gardiste n’est pas laissé pour compte. Son acte de réception est lui-même ridicule : il achète sa Poquette volante à bas prix, acquiert de l’art en poche – son livre moque le contexte élitiste des galeries d’art ou des librairies spécialisées dont il est coutumier. Mais surtout, la collection le confronte, d’un livre à l’autre, à une articulation, imprévisible, d’originalités éruptives – renversant au passage toute hiérarchie entre texte et image – qui ébranlent son propre conformisme. Les Poquettes volantes tendent à leur éditaire un miroir déformant, celui du ridicule, et l’exhortent à accueillir la vie, variation infinie de singularités – de laquelle l’éditaire participe aussi, lui rappellent-elles. Invité à rire de tout, et à s’ouvrir à l’Autre, l’éditaire se risque, au contact de la pensée bul, à aimer la liberté.

 

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[65] Le Daily-Bul : quarante balais et quelques, Op. cit., p. 67.
[66] Au sujet de la parole, Roland Barthes définit cette notion, en observant la liberté syntagmatique, et les probabilités plus ou moins variables de « saturation de certaines formes syntaxiques par certains contenus » : les combinaisons lexicales les moins prévisibles correspondraient à une zone poétique. De manière analogique, il se peut que la collection, syntagme éditorial, combine des productions auctoriales de manière plus ou moins prévisible, et par là, plus ou moins « poétique » (R. Barthes, L’Aventure sémiologique, Op. cit., p. 63).
[67] A. Biro et R. Passeron, Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, Op. cit., p. 212.
[68] H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, dans Œuvre. Edition du centenaire, Paris, Presses universitaires de France, 1970,  p. 482.
[69] E. Ionesco et A. Balthazar, Pol Bury, Op. cit., p. 72.
[70] Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Op. cit., p. 262.
[71] Par l’expression « sourire de la collusion », Jean Baudrillard qualifie l’esthétique du Pop art (Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Folio, « Essais », 1970, p. 185).
[72] G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1982, p. 190.
[73] H. Bergson, Le Rire, Op. cit., p. 444.
[74] Ibid., p. 402.
[75] Ibid.
[76] M. Dachy, Dada & les dadaïsmes, Paris, Folio, « Essais », 2011, p. 12.
[77] Interview d’André Balthazar, réalisée personnellement, et dont l’article suivant reproduit des extraits : J. Galoppin et S. Meunier, « A propos d’André Balthazar », art. cit.
[78] H. Bergson, Le Rire, Op. cit., p. 470.