
Territoires autobiographiques : 
récits-en-images  de soi
  Présentation
- Philippe Maupeu
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      Prégnance hypothétique du  schéma éthico-narratif de l’aveu ou de la confession, lieu  mémoriel, territoire intime d’exploration de  soi aux limites de la fiction : autant de lieux, de paradoxes ou de points  de tension qu’explorent les différentes contributions de ce numéro de Littératures consacré au statut de  l’image dans le récit visuel de soi. 
      Les premiers textes  retenus pour ce numéro portent sur la période médiévale. Le Roman de la Poire est contenu dans un  petit manuscrit de la fin du XIIIe siècle imitant la forme des  psautiers. Lettrines historiées et vignettes entrelacent avec le texte de  Thibaut, dont nous ne connaissons rien d’autre que le nom, les stations d’une  histoire courtoise, largement topique, qui se noue entre le poète et sa dame,  Annes, qui est aussi la dédicataire du manuscrit. Aurélie Barre montre comment  l’instance narrative et lyrique du je se trouve diffractée dans le texte et l’image par de multiples effets de  « tuilage » : les figures de Tristan, Pâris ou du rossignol sont  autant d’actualisations des virtualités poétiques du moi. 
      Avec le Journal du prêtre parmésan Opicinus de  Canistris, scribe à la cour pontificale de Jean XXII, l’écriture-en-images de  soi se projette et se cartographie dans de grandes compositions  anthropomorphiques où les continents personnifiés de l’Europe et de l’Afrique  jouent tour à tour un drame dont les ressorts intimes nous restent mystérieux.  La cohérence délirante, « normopathique » du système d’Opicinus porte  à son excès les caractères du symbolisme médiéval, notamment la figuration du  corps mystique de l’Eglise et de la société. Ecrit et dessiné au sein de la  curie mais en marge de l’institution ecclésiastique, le Journal est un contenant psychique et formel du moi irréductible  aux cadres rhétoriques de l’écriture de soi définis au Moyen Age notamment par  Dante. 
      Christophe Imbert nous  invite ensuite à nous arrêter sur un dessin tracé par Pétrarque dans les marges  d’un de ses manuscrits personnels des Histoires  naturelles de Pline. Une montagne couronnée d’une chapelle, un antre, une  rivière, et la saynète d’un échassier gobant un poisson composent un paysage  mémoriel dont Pétrarque a tracé à la plume la devise – transalpina solitudo mea iocundissima. Cet « emblème », comme  les « armes parlantes » de l’héraldique médiévale, se noue à la  réalité de l’expérience vécue par le poète dans le Vaucluse au bord de la  Sorgue. Mais elle est aussi, comme l’écrit Imbert, en vertu des préceptes des  arts de mémoires antiques et médiévaux, un lieu de « nidification d’une  image mentale » : image de la solitude, dans ses composantes  humanistes et chrétiennes, mais d’une solitude irriguée, comme la crue de la  Sorgue, par l’effusion lyrique de la passion pour Laure.  
      Si l’autobiographie  visuelle pour Opicinus et Pétrarque relève de l’empreinte autographique apposée  sur le manuscrit, ce n’est ni le cas du manuscrit du Roman de la Poire de Thibaut, dont on ne sait si le poète a même contrôlé  l’illustration, ni a fortiori celui  de l’édition du Page disgrâcié de  Tristan L’Hermite, imprimé en 1642 chez le libraire-imprimeur Toussaint Quinet.  Pourtant, Olivier Leplâtre montre comment les deux frontispices gravés qui  ornent chacune des deux parties de ce roman portent sur le plan de l’image « le  dialogue multiple, aliénant et fécond, du récit avec l’imaginaire ». Au  lieu de souscrire à un « pacte » référentiel que Tristan s’ingénie à  brouiller dans son roman autobiographique, ou au contraire de faire basculer  l’image dans le pur régime du romanesque, ces gravures, certainement réalisées  sinon à l’initiative du moins avec l’accord de Tristan L’Hermite, montrent la  genèse d’un écrivain-lecteur dont la vie, dans ses méandres, est trame indécidable  d’expérience et de fiction. 
      C’est à une facette  marginale, peu connue, de l’œuvre d’Alfred de Musset que Mireille Dottin-Orsini  consacre son étude : quelques pages d’une « bande dessinée » que  le poète, jouant avec humour de ses propres postures et ses propres masques,  consacre avec une verve graphique indéniable au mariage de Pauline Garcia  dont il était épris, sœur cadette de la Malibran, et de son rival Louis Viardot  dont il dresse un portrait-charge jubilatoire. Ces bandes dessinées  « autobiographiques », que l’on désignait alors comme  « caricatures », relevaient chez les romantiques du jeu social et du  « cadavre exquis » avant l’heure : si la main d’Alfred de Musset  est prédominante, elle n’est pas la seule à s’être exercée sur ces pages. 
      Les albums de la fratrie  de Virginia Woolf, qu’évoque ensuite Adèle Cassigneul, constituent une autre  facette de cette autobiographie visuelle collective et polyphonique. Le Hyde Park Gate News, l’hebdomadaire tenu  entre 1891 et 1895 par Virginia, Thoby et Vanessa Stephen, mêle récits, fausses  correspondances, croquis et portraits graphiques. Les clichés seulement  mentionnés dans le Hyde Park News sont rassemblés dans les volumes des Monk’s  House Albums, albums photographiques familiaux qui participent d’un rite de  collection et d’archivage de la mémoire familiale. Mais ces récits d’images  enfantins sont aussi pour Virginia un laboratoire d’écriture, « le ferment  d’une logique scripturaire qui relie le regard à l’écriture ». 
      Najet Limam-Tnimani  interroge ensuite le statut de l’écriture cinématographique dans l’œuvre de  Marguerite Duras, et tout particulièrement dans L’Amant, dont le titre initial était « L’image absolue ».  Si les photographies sont absentes, l’image est bien le fondement et la « matière  même du texte ». Les déterminations techniques de l’image  cinématographique (et principalement son rapport au cadre, au montage et donc  au temps) fondent chez Duras une phénoménologie et une poétique de la mémoire  visuelle, assimilant le récit autobiographique à  un véritable « film virtuel ». 
      Hervé Guibert place le « photographique »  au cœur même de son entreprise d’écriture. Anne-Cécile Guilbard nous donne à  comprendre comment la photographie selon Guibert participe de l’invention d’un  regard et de la recherche d’une posture,  le terme étant pris dans un sens très précis : l’adoption d’un « angle  qui charge l’existence d’un potentiel d’aventures ». Cet « état  d’aventures », cette expérience de fiction partagée qu’offre la  photographie, Guibert le vit d’une manière privilégiée et particulièrement  intense avec sa mère. Anne-Cécile Guilbard accorde de fait un statut poétique  central au récit amoureux que Guibert, dans un texte non illustré, livre d’une  séance de pose maternelle qui accouchera d’une « image fantôme », un  « moment à blanc » dont il reviendra à l’écriture de révéler la  puissance de gestation. 
      C’est moins d’expérience  et d’instant partagé que de mémoire transmissible ou partageable qu’il est  question autour de Mécanique de  François Bon (2001), récit de deuil relu par Séverine Bourdieu. Ce n’est pas le  portrait photographique du père disparu qui restitue au mieux sa présence pour  l’écrivain, mais le cliché d’un engin mécanique au nom prodigieux,  L’ « Hercules », cliché jadis pris par le père lui-même et qui  porte trace de son regard, de son « point de vue » sur le monde et  sur la vie. Quelques semaines avant qu’il ne meure, l’écrivain aura « fait  parler » son père à propos de cette image. La photographie est ainsi  convoquée en médiatrice de mémoire, comme la possibilité ou la chance d’un  récit de filiation et d’héritage, récit longtemps tu et contrarié entre le père  et le fils. 
      Par l’ensemble des  médiations techniques qu’elle implique, l’écriture cinématographique de  soi  s’expose ou s’offre semble-t-il tout  particulièrement à ces phénomènes de projection et de diffraction du moi que  nous relevions plus haut. Pedro Almodovar trame d’un film à l’autre les lignes  d’un récit autobiographique le plus souvent allusif, dans lequel sa mère, là  encore, joue un rôle prépondérant. Mireille Raynal analyse particulièrement l’inscription  syntaxique de ces autobiographèmes convoqués  comme « par effraction » dans l’œuvre filmographique d’Almodovar, et  le jeu de rôles auquel se livre le réalisateur à l’égard de ses multiples doublures à l’écran. Il en résulte une  autobiographie non linéaire, ludique dans le rapport qu’elle instaure avec la  fiction et le fantasme. 
      La diversité des médiums, des genres et des  périodes considérées dans les articles qui composent ce numéro nous invite  ainsi à repenser le modèle narratif linéaire de l’écriture de soi et le  fondement contractuel qui est le sien. S’écrire ou se représenter en image, ce  n’est pas prétendre dire toute la vérité sur la scène judiciaire de la  confession ou du réquisitoire. C’est aussi livrer le soi au jeu troublant de  ses figures, de ses doubles ou de ses masques fictionnels : donner à voir  une identité réflexive tour à tour trouble, euphorique ou inquiète, dans une  indétermination qui est celle de la vie même.
