La « Phautobiographie » à l’ère
du portrait-carte de visite

- Shabahang Kowsar
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De « la ressemblance caractéristique »

 

      « Le portrait apparaît d’abord comme un moyen de reconnaissance » [10], affirme l’historien de l’art Edouard Pommier. Et selon le Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure publié en 1792 :

 

le talent d’imiter une tête individuelle, & d’en rendre fidellement [sic] la ressemblance caractéristique, en sorte qu’elle puisse être aisément reconnue pour celle de la personne dont on s’est proposé de rendre les traits, est ce qui constitue le genre du portrait [11].

 

Ainsi, « la ressemblance caractéristique » [12], cette qualité qui permet au spectateur de reconnaître le sujet au moment même de la découverte de son portrait, constitue, selon le Dictionnaire, l’un des points indispensables à la création d’un portrait. De même, cette reconnaissance dont parlent les auteurs du Dictionnaire ne trouve sa valeur qu’en présence d’un spectateur, d’un destinataire. Plus de soixante ans après la parution du Dictionnaire des arts, dans Renseignements photographiques, Disdéri évoquera aussi la question de la ressemblance en s’appuyant sur le rôle du destinataire :

 

La ressemblance n’est pas toujours appréciable par le modèle lui-même, mais bien par les personnes avec lesquelles il est en rapport constant, ainsi celle de la femme par le mari, celle de la mère par la fille et vice versa. C’est pourquoi l’artiste doit, s’il lui est possible, faire poser le modèle en vue de la personne à laquelle le portrait est destiné [13].

 

Reportons-nous à la fonction du biographe confiée au photographe par ce même auteur, ainsi qu’à l’avis partagé de Baudelaire et de La Blanchère sur le rôle clé du modèle dans la création du portrait. Il est probable que, via son portrait, le modèle tente à la fois de rédiger son autobiographie et de la communiquer à son interlocuteur. Pour revenir à la description faite du mot « portrait » par les auteurs du Dictionnaire des arts et à l’accent mis sur « la ressemblance caractéristique » [14], il est intéressant de se référer à L’Art de la photographie, l’ouvrage théorique le plus tardif et le plus élaboré de Disdéri où est abordée à nouveau la question de la ressemblance. Disdéri commence le second paragraphe consacré au portrait par quelques questions majeures :

 

Comment se fait-il (…) que tant de portraits ne soient pas ressemblants, et qu’il soit même rare d’en trouver où cette ressemblance soit assez complète pour satisfaire les amis ou les parents du modèle ? Comment se fait-il que les diverses représentations d’une même personne soient si différentes, qu’elles expriment quelquefois des caractères très-opposés et presque contradictoires ? Parmi les portraits qui peuvent être considérés comme ressemblants au même degré, n’y en a-t-il point qui ressemblent en laid, d’autres en beau ? Que veut dire cette diversité d’images d’un modèle unique, sinon que ce modèle présente des aspects infiniment variés parmi lesquels un petit nombre sont seuls susceptibles de donner une représentation exacte et belle de son vrai caractère qui seul constitue le portrait [15].

 

Le photographe-théoricien propose ensuite quelques solutions à ces problèmes de façon à atteindre ce « vrai caractère qui seul constitue[ra] le portrait » [16]. Cependant, la véritable réponse aux questions sur la ressemblance figure plus loin dans ce même texte : « Ce qu’il faut trouver, c’est la pose caractéristique, celle qui exprime non pas tel ou tel moment, mais tous les moments, l’individu tout entier » [17]. Il faut donc que le portrait soit « représentatif » de la personne qui pose et en plus, de « tous les moments » [18] de sa vie. Ainsi, grâce à cette « pose caractéristique » [19], le portraitiste pourra obtenir « la ressemblance caractéristique » [20] accentuée par les auteurs du Dictionnaire des arts.
      Quant au degré de participation du modèle dans cette expression du « caractère », contrairement à Baudelaire et à son confrère de La Blanchère, Disdéri confie à « l’artiste » [21] la tâche de « poser le modèle » [22] pour enregistrer ensuite, « son vrai caractère » [23]. Toutefois, si pendant le temps limité d’une séance de pose, le photographe portraitiste ne parvient pas à attirer la confiance du modèle, son « miroir magique » [24] ne révèlera pas non plus une personnalité cachée derrière les apparences. Rappelons-nous l’admiration de Baudelaire pour un « artiste, qui a [réussi à] deviner ce qui se cachait » [25] chez son modèle. Donc, si un portraitiste n’est pas doté d’un tel talent souligné par Baudelaire, chose tout à fait probable notamment lorsqu’il s’agit du portrait photographique, la ressemblance caractéristique ne sera obtenue que grâce à l’effort du modèle, celui qui « exprime [l’espace d’un instant,] tous les moments » [26] de sa vie pour rédiger ainsi son autobiographie. Cependant, comment atteindre un tel objectif ? Comment résumer toute une vie dans une seule pose ? La Galerie des contemporains de Disdéri et de Dollingen nous sert de repère pour examiner l’exactitude de cette théorie proposée par Disdéri.

 

Galerie des contemporains : biographies illustrées ou « phautobiographies » ?

 

      Chaque livraison de Galerie des contemporains était donc composée d’une biographie, relativement restreinte, et d’un portrait-carte de visite. De même, nous avons évoqué le rapprochement entre cette Galerie et celle de Loménie parue dans la première moitié du XIXe siècle. Quant aux autres publications biographiques ayant profité de portraits photographiques, nous pouvons citer, par exemple, les titres suivants : Album contemporain de Franck (1816-1906), photographe, et de Justin Lallier (1823-18??), biographe ; Panthéon parisien d’Étienne Carjat (1828-1906), photographe, et des biographes tels qu’Alexis Azevedo (1813-1875), Jules Guiffrey (1840-1918) et Antonio Watripon (1822-1864) ; Galerie des hommes du jours de Pierre Petit (1831-1909) et d’Antoine-René Trinquart (18??-1871), photographes et de Théodore Pelloquet, biographe [s. dir.] ; ou encore Photo-biographie des contemporains de Pierre Durat (18??-18??), photographe et de Carlo Gripp (1830-18??), dessinateur. Parmi ces quelques exemples, deux profitent du format carte de visite pour illustrer leurs biographies. Par ailleurs, le dernier, à savoir Photo-biographie des contemporains, a remplacé le texte traditionnel par des dessins humoristiques avec paroles.

 

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[10] E. Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998, p. 24.
[11] C.-H. Watelet, P.-C. Levesque, Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, T. V, Paris, L. F. Prault, 1792, p. 145.
[12] Ibid.
[13] A.-A.-E. Disdéri, Renseignements photographiques, Op. cit., pp. 21-22.
[14] C.-H. Watelet, P.-C. Levesque, Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, Op. cit., p. 145.
[15] A.-A.-E. Disdéri, L’Art de la photographie, Chez l’auteur, 1862, pp. 264-265.
[16] Ibid., p. 265.
[17] Ibid., p. 281.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] C.-H. Watelet, P.-C. Levesque, Dictionnaire…, Op. cit., p. 145.
[21] A.-A.-E. Disdéri, Renseignements photographiques, Op. cit., p. 14.
[22] Ibid.
[23] A.-A.-E. Disdéri, L’Art de la photographie, Op. cit., p. 265.
[24] M. Aubert, Souvenirs du Salon de 1859. Contenant une appréciation de la plupart des œuvres admis à cette exposition des beaux-arts et le résumé sommaire des critiques contradictoires extraites des journaux et revues, Paris, Jules Tardieu, 1859, p. 215.
[25] Ch. Baudelaire, Curiosités esthétiques, Op. cit., pp. 317-318.
[26] A.-A.-E. Disdéri, L’Art de la photographie, Op. cit., p. 281.