Les collections illustrées de vulgarisation
littéraire éditées par Fayard et par Ferenczi :
des « objets Benjaminiens » de l’entre-deux-
guerres ?

- Jean-Michel Galland
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résumé
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      Deux collections illustrées rééditant des romans contemporains ont paru de 1923 aux années 1950 : Le Livre de demain de la Librairie Arthème Fayard [1] et Le Livre moderne illustré des éditions Ferenczi [2].
      Ces collections, concurrentes, sont connues [3] pour avoir popularisé la fiction littéraire, tant en France que dans les pays francophones, à une époque où le livre de poche et les clubs du livre n’existaient pas encore. Leurs éditeurs utilisèrent l’illustration, en l’occurrence des gravures sur bois, comme vecteur de la littérature qu’ils proposaient.
      Les deux séries connurent un succès continu auprès du public. Elles rééditèrent près de six-cents romans, tirés à cent-mille exemplaires. Compte tenu de cette large diffusion et de l’importance de leur corpus d’illustrations – dix-mille bois gravés par plus d’une centaine d’artistes –, elles constituent un « document » significatif de l’histoire culturelle de l’entre-deux-guerres français.
      Nous nous proposons ici de mettre en évidence les déterminants – techniques, économiques, sociaux, politiques, culturels etc. – de leur genèse, de leurs lignes éditoriales et artistiques, de leur réception par le public et par le milieu bibliophilique et enfin de leur disparition [4].
      Ayant observé, au cours de cet examen, que les questions de reproduction étaient invoquées à de multiples reprises, nous nous interrogerons, en conclusion, sur le caractère d’« objet Benjaminien » [5] de ces collections.

 

Un renouveau « en couleurs » pour le bois gravé français

 

      L’« aventure » des séries illustrées de Fayard etde Ferenczi trouve ses origines bien avant leur lancement en 1923. Celle-ci s’inscrit en effet dans le « renouveau du bois gravé » observé à travers toute l’Europe entre la fin du XIXe siècle et la dernière guerre mondiale. L’historique de ce renouveau est bien connu [6]. Nous ne rappellerons ici que ses spécificités françaises pertinentes pour l’« explication » des collections étudiées.
      La xylographie n’était pas, en réalité, une nouveauté dans les années 1890. Pratiquée sur « bois de bout », cette gravure avait permis notamment le développement exceptionnel du « livre romantique », illustré par Tony Johannot, Jean Gigoux ou Gustave Doré. Il s’agissait alors d’une technique industrielle de reproduction d’images utilisant une main d’œuvre nombreuse.
      Cette illustration romantique, chargée de détails et souvent pléthorique, finit cependant par lasser le public. Son goût alla vers des images plus dépouillées et, de manière générale, aux gravures originales mettant en valeur « la main de l’artiste ». La photographie remplaça par ailleurs l’essentiel des travaux de reproduction. Les graveurs professionnels se trouvèrent donc sans débouché.
      L’un d’entre eux, Auguste Lepère, entraîna alors quelques-uns de ses collègues, et surtout des jeunes, à se reconvertir dans la gravure de création. Les efforts de Lepère trouvèrent un soutien actif de la part d’un éditeur, Edouard Pelletan, et d’un graveur, pourtant aquafortiste, Félix Bracquemond, très écouté des bibliophiles. Ces deux acteurs du livre illustré édictèrent en effet un certain nombre de principes censés guider la conception des beaux ouvrages et décrétèrent en 1896 : « La gravure sur bois [en noir et blanc] est la seule digne d’illustrer un beau livre » [7], au motif de l’« unicité typographique » donnée aux ouvrages accompagnés par cette technique [8].
      Ces préceptes furent débattus mais peu suivis d’effets immédiats. Dans l’ambiance « art nouveau » de l’époque, les années 1900 connurent en effet, en France, une explosion de livres illustrés de gravures sur bois de création, certes, mais colorées, inspirées surtout du japonisme et de l’imagerie populaire, à l’instar des travaux d’Henri Rivière. Lorsque, par exemple, Daniel-Henry Kahnweiler édita, en 1909, L’Enchanteur pourrissant de Guillaume Apollinaire accompagné de bois gravés en noir et blanc par André Derain, l’ouvrage ne trouva guère preneurs.

 

Le tournant de la Grande Guerre et l’édition de demi-luxe

 

      Après une période faste dans les années 1910, l’édition en général connut une sorte de parenthèse pendant la Grande Guerre. Mais, dès 1919, tout un nouveau lectorat potentiel, formé à l’école de Jules Ferry et privé de lecture pendant les années de conflit, se précipita sur les nouveautés, du Feu d’Henri Barbusse à Maria Chapdelaine de Louis Hémon.
      L’édition de luxe connut, elle aussi, un essor exceptionnel. De nombreuses petites maisons d’édition virent le jour dans ce secteur comme La Sirène de Paul Laffitte, Le Sagittaire de Simon Kra ou La Banderole de Pierre Mac Orlan et de Jean-Gabriel Daragnès [9].
      Une activité de demi-luxe, celle de l’éditeur Mornay par exemple, se développa également dès le lendemain de la guerre. Elle publiait à quelques milliers d’exemplaires des ouvrages de qualité vendus à un prix raisonnable. Pour des raisons de coût, ce secteur de l’édition privilégia la gravure sur bois en noir et blanc. Une « nouvelle » [10] esthétique d’illustration, sobre et épurée, émergea donc et se répandit très vite à l’ensemble de l’édition de luxe. Il s’agissait, bien entendu, de « gravures sur bois originales », c’est-à-dire dessinées et gravées par le même artiste.
      L’édition de luxe tirait à une centaine ou à quelques centaines d’exemplaires, à même les bois d’origine. L’éditeur annonçait ensuite que ces bois avaient été rayés ou brûlés après tirage pour garantir aux bibliophiles la « rareté », donc la valeur, de leur achat. Du fait de leurs tirages plus élevés, les éditeurs de demi-luxe reproduisaient leurs illustrations à partir de « clichés galvano » des bois, c’est-à-dire des moulages métalliques fins obtenus par galvanoplastie. Ces clichés, plus résistants que les bois, fournissaient des images indiscernables de celles produites à partir des planches d’origine [11].

 

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sommaire

[1] La collection Le Livre de demain a fait l’objet d’une étude bibliographique : J.-E. Huret, Le Livre de demain de la Librairie Arthème Fayard, Etude bibliographique d’une collection illustrée par la gravure sur bois, 1923-1947, Tusson, Du Lérot Editeur, 2011.
[2] Une étude détaillée, historique et descriptive, a été réalisée sur ces deux collections : J.-M. Galland, « Les illustrations des collections Le Livre de demain des éditions Fayard et Le Livre moderne illustré des éditions Ferenczi », Mémoire de master 2 en histoire de l’art sous la direction de Laurent Baridon, Université Lumière Lyon 2, 2014.
[3] J.-P. Bacot, « Un moment-clef dans la popularisation de la littérature française : les collections illustrées de Fayard, de Ferenczi et de Baudinière », Histoires littéraires, n° 34 (avril-mai 2008), pp. 29-52.
[4] Cet article constitue une synthèse, à vocation « explicative », de trois publications descriptives consacrées à ces collections et portant sur leur contenu littéraire (J.-M. Galland, « Relire l’entre-deux-guerres dans les collections illustrées de vulgarisation littéraire de Fayard (Le Livre de demain) et de Ferenczi (Le Livre moderne illustré) », Gryphe, n° 25 (décembre 2015), pp. 33-38), sur leurs illustrations (J.-M. Galland, « Les gravures sur bois des collections Le Livre de demain (Fayard) et Le Livre moderne illustré (Ferenczi) : un témoignage artistique sur l’entre-deux-guerres », Nouvelles de l’estampe, n° 254 (printemps 2016), pp. 38-56) et sur leurs lignes politiques (J.-M. Galland, « La censure informe, les images parlent : politique et vulgarisation littéraire sous l’Occupation », Histoires littéraires, vol. XVIII, n° 69 (janvier-février-mars 2017), pp. 125-148).
[5] Au sens de la pensée de Walter Benjamin en référence notamment à son œuvre majeure : W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduction de « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », traduction inédite de l’allemand par F. Joly, préface d’A. de Baecque, Paris, Payot & Rivages, 2013.
[6] Voir par exemple : C. Roger-Marx, La gravure originale au XIXe siècle, Paris, A. Somogy, 1962, pp. 231-240 et J. Adhémar, La Gravure originale au XXe  siècle, Paris, A. Somogy, 1967, pp. 26-33.
[7] F. Calot, L.-M. Michon et P. Angoulvent, L’Art du livre en France : des origines à nos jours, Paris, Delagrave, 1931, p. 193.
[8] Ces préceptes, résumés ici en 1931, ont fait l’objet d’échanges entre Pelletan et Bracquemond au travers de diverses publications. Voir par exemple : E. Pelletan, Deuxième lettre aux bibliophiles : du texte et du caractère typographique, Paris, E. Pelletan, 1896, p. 4.
[9] A. Coron, « Livres de luxe » dans R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française, tome 4, Le Livre concurrencé : 1900-1950, Paris, Fayard, « Cercle de la librairie », 1991, pp. 409-437.
[10] Il s’agit bien entendu d’une nouveauté relative. Comme nous l’avons vu, les productions d’avant la guerre illustrées de gravures sur bois en noir et blanc étaient restées confidentielles.
[11] L. Carteret, Le Trésor du bibliophile : livres illustrés modernes : 1875 à 1945, Paris, L. Carteret, 1946-1948, p. 271.