La scène de dévoilement.
Psyché et la peinture :
temps, instant, micro-instant

- Maxime Cartron
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Fig. 11. Lo Spagnuolo, Amore e Psiche, 1707-1709

Figs. 12, 13, 14 et 15. G. Boffrand, Salon ovale,
Hôtel de Soubise, 1736

Fig. 16. Ch.-J. Natoire, Psyché et Cupidon, 1738

Fig. 17. J. de La Fontaine, Les Amours
de Psyché et de Cupidon
, 1990

Fig. 18. J. de La Fontaine, Les Amours
de Psyché et de Cupidon
, 1991

Fig. 19. J. de La Fontaine, Les Amours
de Psyché et de Cupidon
, 1939

      La curiosité malsaine de Lo Spagnuolo (fig. 11) mobilise, plus radicalement encore, cette recomposition de la narrativité. L’Amour, horrifié, repousse Psyché, qui essaye de soulever la tenture du lit – du réel – pour accéder au secret invisible et interdit. De sa main, l’Amour essaye d’établir un écran entre lui et Psyché : noli me tangere équivaut à « ne me regarde pas ». L’interprétation rhétorique de la scène modifie en profondeur le déroulement linéaire même du texte. En effet, l’Amour est censé être endormi. Or ici, il est éveillé par le geste de dévoilement de Psyché. Lo Spagnuolo réinterprète le texte du mythe, en mélangeant les micro-instants : « condensation et collage (…) c’est à proprement parler une scène rêvée » [41]. Les ailes de l’Amour appartiennent à une autre strate temporelle, celle qui suit un réveil ici avancé. Dans le texte, Eros, une fois éveillé par la goutte d’huile, « bondit, devient un oiseau » [42]. Plus qu’à une condensation, on assiste ici à une concaténation : Lo Spagnuolo mélange les temporalités pour reformer et réformer la scène. La curiosité de Psyché soulevant la tenture appartient à l’avant ; le rejet et la fuite de l’Amour, préparée par les ailes à l’après. Mais pour arriver à cette interpénétration des temporalités, il fallait supprimer la raison de l’éveil d’Eros (la goutte d’huile) et la remplacer par une autre. Lo Spagnuolo s’emploie à dynamiser son tableau en donnant à voir ces chevauchements de temporalité, dans la mesure où le rideau peut faire office d’écran métaphorique entre l’avant et l’après. Le rideau remplace la goutte d’huile en ce qu’il traduit ce basculement d’un instant dans l’autre, voire d’un micro-instant à un autre qu’opère le tableau en son rapport au texte. Une fois que Psyché aura soulevé le voile du réel, il sera trop tard pour elle. C’est pourquoi, comme l’écrit P. Quignard, « le mouvement est un écran » [43]. La dynamique temporelle de la peinture contourne la fixité qui lui est de prime abord inhérente pour redéployer le texte, pour le réinterpréter.


Instant, micro-instant, temps, lieu de mémoire

      L’Hôtel de Soubise à Paris comporte un cycle de huit tableaux vraisemblablement peints entre 1737 et 1739 par Charles-Joseph Natoire pour le Salon ovale de l’Appartement de la Princesse (figs. 12, 13, 14 et 15). Le cycle suit la progression narrative du conte de La Fontaine. Il se présente de la sorte :

Le quatrième tableau relate l’épisode qui nous occupe (fig. 16). Il se situe exactement au centre du cycle. Cette position médiane lui assure le statut de centre névralgique de l’œuvre, vers lequel le regard converge. D’où l’idée selon laquelle la scène de dévoilement, soit la représentation des pouvoirs et des ambiguïtés du regard et de la peinture [44], serait le cœur des Amours de Psyché et de Cupidon, marqués par l’ekphrasis [45], et, plus largement, du mythe [46]. Remarquons d’ailleurs que les éditeurs du XXe siècle ne s’y sont pas trompés en choisissant leurs premières de couvertures, qui évoquent la coïncidence profonde de l’œuvre et de cet épisode. Ainsi, le tableau de Jacopo Zucchi orne la couverture de l’édition de Françoise Charpentier (fig. 17). L’édition de Michel Jeanneret quant à elle reprend une illustration du XIXe siècle, de Jean-Frédéric Schall [47] (fig. 18). Pareillement, la page de garde d’une édition de 1939 (fig. 19) [48] assume une relation synecdochique [49] avec cette scène de dévoilement. La première de couverture, qui s’impose immédiatement au regard, configure une lecture axée sur le regard et l’interdit, sur le dévoilement et les sentiments et sensations qu’il engendre. Faire de cette scène la couverture du livre équivaut à l’instituer en lieu de mémoire du mythe du regard interdit, et donc en cœur pictural de l’œuvre. Le centre du texte se situe ici car La Fontaine fait triompher l’art sur la nature, cette dialectique parcourant le roman [50]. Mais revenons à Natoire, car la décoration de l’architecte Germain Boffrand (fig. 16 ) a également son importance. Selon Elisabeth Lavezzi :

 

Apparemment, et à considérer chaque tableau individuellement, Natoire n’a rien retenu du récit encadrant, et s’est limité à l’histoire de Psyché ; en réalité, et à considérer l’invention et la disposition externes, l’enchâssement littéraire n’est pas étranger à l’organisation générale du cycle et du salon. La décoration de Boffrand, en effet, a une fonction structurante analogue à celle du récit encadrant, étant donné qu’elle réserve des espaces déterminés aux tableaux ; ses ornements à motifs végétaux ne vont pas sans rappeler d’ailleurs les jardins où les quatre amis conversent. Les miroirs surtout, dont certains renvoient des reflets de tableaux en inversant leur sens, constituent un équivalent du commentaire de l’histoire racontée [51].

 

      Le système des reflets ordonne une lecture symétrique du texte : chaque tableau renvoie à un autre [52]. Ainsi, « Psyché contemple son époux endormi » entre en résonnance avec « Psyché défaille devant Vénus ». Les moments de faiblesse de Psyché devant le divin sont réversibles. Comme l’ajoute E. Lavezzi, « les reflets dans les miroirs sont des sortes de prolepses narratives » [53]. On ne peut donc pas considérer le quatrième tableau comme le centre unique du cycle, dans la mesure où la lecture ne saurait en être linéaire. Par ailleurs, le point de vue du spectateur est double : « pour la succession chronologique, il partage le point de vue de Psyché, mais pour les anticipations, son point de vue est proche de celui du narrateur qui connaît l’ensemble du conte » [54]. La mémoire culturelle, déjà évoquée [55], permet d’assurer cette structuration du regard. D’autre part, nous rejoignons la dialectique de l’avant et de l’après, qui témoigne de la mobilité de la représentation picturale. L’agencement particulier, indexé sur l’ordre chronologique et sa fonction symbolique – sa fonction de parcours de lecture – est d’une importance capitale. Dans cette mesure, on peut parler d’ekphrasis virtuelle [56]. Le cycle, adossé à la mémoire culturelle du spectateur, suscite un parcours orienté dans le conte de La Fontaine. Tout comme ses confrères, Natoire réorganise la temporalité en insérant la dynamique temporelle du mouvement à sa peinture. Entre le récit et la disposition de l’image, une lecture critique, intime, concurrentielle du texte par le peintre se joue. Natoire se saisit du texte du mythe, cristallisé dans le conte de La Fontaine, et reconditionne sa continuité narrative pour en développer une herméneutique personnelle, fondée sur la trace qu’il imprime dans l’imagination du spectateur. En effet, le XVIIe siècle voit l’avènement, comme l’a montré Aude Volpilhac, d’une « culture de l’impression » [57] réfléchissant en profondeur aux conditions d’accès à l’imagination du lecteur. Ceci explique sans doute la remarquable floraison de conceptions diverses qui animent la peinture dans son rapport au texte et au mythe de la scène de dévoilement. Aux confluents de l’image et du texte, le regardant devient lui-même objet de regard soit, en d’autres termes, symbole des potentialités infinies de recomposition inhérentes à la peinture, caisse de résonnance et miroir déformant d’une spectacularité mythographique.

 

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[41] C. Kintzler, « L’instant décisif dans la peinture : études sur Coypel, De Troy et David », art. cit.
[42] P. Quignard, La Nuit sexuelle, Op. cit., p. 174.
[43] Ibid., p. 156.
[44] « Quelle est cette expérience très spécifique où toucher ne suffirait pas pour voir et où ce qui est finalement donné à voir, c’est l’invisible, l’inexprimable, le désir d’objet et non l’objet, le secret du corps : c’est-à-dire non le corps qui se possède, se touche, mais celui qui ne se voit pas, le corps caché derrière le corps, la présence, non pas donnée, mais rendue après avoir été dérobée : la présence qui se fait présence d’avoir été absence de présence, trace, vestige ? Quelle est cette expérience ? La peinture. Quel sujet la rend évidente ? Psyché » (A. Gaillard, « Psyché, sujet rococo ? Psyché ou la peinture même dans la première moitié du XVIIIe siècle en France », art. cit., pp. 184-185).
[45] Sur cette question voir P. Giuliani, « L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché et Cupidon de La Fontaine : une gageure poétique », Textimage, Le Conférencier, « Nouvelles approches de l’ekphrasis », mai 2013 (consulté le 13 juillet 2018).
[46] C’est du reste l’avis de Christiane Noireau : « Si l’histoire de Psyché ne devait être connue que par une seule scène, ce serait celle de la découverte de l’Amour. C’est elle que de nombreux peintres ont immortalisée. Ce moment concentre l’attention : il représente la plus haute curiosité de l’héroïne, qui perce le mystère en transgressant l’interdit imposé, en même temps qu’il devient le point de départ de toutes les souffrances ultérieures. La nuit qui voile le jour devient, dans le conte d’Apulée, le moment propice de la révélation. L’interdit nocturne affirme une présence irréelle qui, dans sa splendeur, ne peut se donner à la contemplation humaine. Ne pas voir afin de savoir mieux. L’invisibilité favorise le chemin initiatique (…) en le compliquant d’un interdit qui s’adresse essentiellement au désir le plus profondément ancré en l’homme : le désir de voir » (La Galerie de Psyché au musée Condé de Chantilly, Op. cit., p. 20).
[47] La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Le Livre de Poche, « Classiques de Poche », 1991, édition de Michel Jeanneret et Stefan Schoettke.
[48] La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Paris, Bibliotheca magna, A l’enseigne du Pot cassé, 1939.
[49] Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « La rhétorique de Circé, ou comment construire une image du Baroque : poésie française du premier XVIIe siècle et couvertures anthologiques (XXe-XXIe siècles) », Textimage, Varia 5, Printemps 2016 (consulté le 13 juillet 2018).
[50] On pense en particulier à Acante, l’amateur de jardins, poète pastoral qui ouvre et referme le livre. En effet, l’ekphrasis concerne aussi bien les merveilles artistiques que les merveilles de nature. Voir Pierre Giuliani : « il s’agit non pas d’imiter la nature, mais plutôt d’imiter l’art en tant qu’il est mimétique. Ainsi dans Psyché, il semble que pour La Fontaine l’ekphrasis consacre la prééminence de l’artifice sur la nature » (« L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché et Cupidon de La Fontaine : une gageure poétique », art. cit., p. 2). Voir aussi l’étude fondatrice de Jean Rousset, qui évoque « la convergence des sens vers un même point central, qui est l’illustration de l’artifice : tout se compose, tout s’exerce et s’élabore, non seulement l’art, mais le spontané lui-même » (« Psyché ou le génie de l’artificiel », dans Renaissance, Maniérisme, Baroque, Paris, Vrin, « De Pétrarque à Descartes », 1972, p. 179).
[51] E. Lavezzi, « Du regard interdit au regard exalté. Le cycle de Psyché peint par Natoire à l’Hôtel de Soubise (1737-1739) », dans P. Auraix-Jonchière et C. Volpilhac (dir.), Isis, Narcisse, Psyché, entre Lumières et Romantisme. Mythe et écritures, écritures du mythe, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, « Révolutions et Romantismes », 2000, p. 309.
[52] De la même manière, la Psyché de La Fontaine « est une œuvre entée sur d’autres œuvres, elles-mêmes issues d’œuvres antérieures, qui s’y reflètent à l’infini comme dans une galerie des glaces où se rassemblerait tout un musée, où s’édifierait un système des beaux-arts. Art sur fond d’art, création au second et troisième degré, ce livre s’offre comme un langage scellé dont la clé est dans les livres et (…) dans les ouvrages plastiques qui s’y dissimulent » (J. Rousset, « Psyché ou le génie de l’artificiel », art. cit., p. 179-180).
[53] E. Lavezzi, « Du regard interdit au regard exalté. Le cycle de Psyché peint par Natoire à l’Hôtel de Soubise (1737-1739) », art. cit., p. 311.
[54] Ibid., p. 311-312.
[55] E. Lavezzi rappelle elle aussi que le spectateur connaît bien l’histoire, puisqu’elle « fait partie d’un fond culturel commun » (Ibid., p. 312).
[56] Sur cette notion, de représentation partagée s’imposant dans l’imagination, voir Pierre Giuliani : « solliciter la mémoire culturelle du spectateur a donc consisté à raviver la valeur référentielle de l’image » (« Le frontispice d’Horace entre violence et bienséances », dans Pierre Giuliani et Olivier Leplatre (dir.), Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, Genève, Droz, « Cahiers du GADGES », 2014, p. 204).
[57] « C’est-à-dire d’un moment de la pensée du texte qui fait la part belle aux effets du texte sur le lecteur, qui pense le texte en termes d’impression sur son cerveau, son imagination ou son jugement. La métaphore de l’impression (…) est renouvelée par l’imaginaire nouveau de l’imprimerie et constitue, à nos yeux, une image plus exacte de la culture du XVIIe siècle dans la mesure où elle déplace le centre de gravité de cette période du texte vers l’effet du texte » (A. Volpilhac, « Le Secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au XVIIsiècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2015, p. 311).