« Comme des courants d’air et de soleil ».
Les images proustiennes du quotidien dans
All the Vermeers in New York
de Jon Jost
et La Captive de Chantal Akerman

- Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie
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Figs. 11, 12 et 13. J. Jost, All the Vermeers in New York, 1990

Figs. 14 et 15. Ch. Akerman, La Captive, 2000

Fig. 16. Ch. Akerman, La Captive, 2000

      Une fois sur place, elle ne trouvera pas Mark, qui s’est effondré dans la cabine téléphonique, mais seulement son manteau, abandonné sur le banc qui fait face au Portrait d’une jeune femme. En voice over, on entend alors la voix d’Anna qui récite, en anglais, le passage de la mort de Bergotte où il est question de réincarnation et des obligations contractées lors d’une vie antérieure. Cette voix proustienne accompagne les dernières images du film, dans lesquelles Anna, fixant le Portrait d’une jeune femme, devient un personnage de Vermeer. Cadrée de dos en train de contempler le tableau – ce qui, par le fait même, le cache au spectateur –, l’image d’Anna va se dissoudre progressivement, laissant de plus en plus voir la peinture, alors que la caméra s’approche de celle-ci pour cadrer en gros plan le visage de la jeune femme éternellement inconnue. Comme si Odette retournait dans le socle originaire du tableau de Botticelli, le fantasme proustien de Mark est réalisé : Jost donne à voir la fusion intemporelle d’Anna et de la jeune femme du tableau, le tout « encadré » par la lecture du passage de La Prisonnière. Si Mark a rejoué la mort de Bergotte et la jalousie de Swann, Anna, elle, aura réincarné la beauté intempestive – mais profondément ordinaire – du petit pan de mur jaune. Il faut également savoir qu’il s’agit de la deuxième fois que la mort de Bergotte est citée dans le film. Préparant la seconde, la première occurrence a lieu vers le milieu du film et consiste en la lecture en français, à voix haute cette fois (et non en commentaire), du début du même passage de La Prisonnière. Dans All the Vermeers in New York, la mort de Bergotte sera lue et relue – dans deux langues, qui plus est –, en plus d’être rejouée par des personnages qui en actualisent dramatiquement les enjeux. La symbolique de cette mort d’écrivain n’en sera que plus grande, si bien que le texte de La Prisonnière permet à Jost de soutenir ce paradoxe : l’ordinaire est un rapport au monde inatteignable dans la vie de tous les jours. Pour y aspirer – à nos risques et périls –, il faut passer par la médiation de l’art, du grand art, comme celui de Vermeer, c’est-à-dire un art grand dans sa simplicité (figs. 11, 12 et 13).
      Comme le montre All the Vermeers in New York, le cinéma permet aussi cette parallaxe, ce léger déplacement du regard qui bouscule notre rapport à l’ordinaire. Symptôme de la vie moderne [20], tout assailli qu’il est par des considérations abstraites et pécuniaires pour le coup similaires au monde de la bourse où travaille Mark, le cinéma permet néanmoins un point de vue autre sur l’expérience ordinaire, une manière de se réapproprier le quotidien que tous les avatars de la modernité tentent de retirer, tels l’énigmatique regard d’une jeune femme ou la folie amoureuse du jaloux.

 

La Captive ou le quotidien emmuré

 

      Reprenant encore plus explicitement le texte de La Prisonnière, La Captive comporte de nombreuses similitudes avec All the Vermeers in New York. Une des scènes les plus importantes du film se déroule aussi dans un musée. On y voit Simon, alter ego du héros proustien qu’Akerman transpose dans un Paris à la fois moderne et fantasmatique, en train d’épier et de suivre Ariane, nouvelle incarnation d’Albertine, jeune femme éternellement inconnue. Contrairement à Mark qui vient tout juste de rencontrer Anna, il faut toutefois noter que Simon est déjà en relation avec Ariane. S’il la suit de pièce en pièce dans le musée, ce n’est pas pour attendre le meilleur moment où il pourra l’aborder ou alors pour tenter de se faire remarquer d’elle. Au contraire, Simon fait tout pour ne pas être vu et pour ne pas être entendu, même si, dans un procédé qui participe à la dimension volontairement irréaliste du film, Akerman intensifie les bruits de pas et la proximité physique entre les deux personnages, si bien qu’il est tout à fait improbable qu’Ariane ne se rende pas compte qu’elle est suivie par Simon. On est ainsi amené à comprendre que la filature s’inscrit dans leur rapport ordinaire à l’existence, qu’elle n’est pour eux que le reflet de leur relation quotidienne. En effet, toute la relation entre Simon et Ariane repose sur de telles structures qui découpent et ritualisent le quotidien. Partageant le même appartement, où vivent aussi la grand-mère de Simon et la femme de chambre, prénommée à juste titre Françoise, Simon et Ariane médiatisent leur intimité par une série de mécaniques qui accentuent le malaise et l’enfermement. A cet égard, une de ces habitudes les plus significatives est que, tous les soirs où Simon ne se sent pas trop malade – il partage la santé fragile et les crises d’asthme du héros proustien –, ce dernier appelle Ariane, qui se trouve pourtant dans la pièce voisine, pour lui dire qu’elle « peut venir » (figs. 14 et 15).
      Donc, dans ce musée où Simon suit Ariane, lieu dans lequel la jeune femme doit rencontrer son amie Andrée – qui occupe le même rôle ambigu que le personnage du même nom dans la Recherche –, Akerman insiste sur la ressemblance entre cette nouvelle Albertine et une anonyme statue de femme, qui symbolisera le mystère et la beauté. L’intertexte avec la salle des Vermeers dans All the Vermeers in New York est évocateur : comme Anna, Ariane est l’actualisation d’un certain mythe féminin, celui d’une vérité ordinaire qui transcende la représentation et l’existence, signe en apparence indéchiffrable auquel l’amoureux enquêteur consacrera l’essentiel de ses efforts, afin d’en percer en vain le secret. Tous deux cinéastes expérimentaux s’adonnant parfois au cinéma de fiction, ayant aussi tous deux mis en scène des installations muséales mélangeant art plastique, art pictural et art numérique, Akerman et Jost, chacun à leur façon – et peut-être sans réelle connaissance du travail de l’autre [21] –, ont su actualiser dans l’espace du musée le monde proustien de l’art, de la jalousie et du déchiffrement compulsif des signes du réel. Dans un tel investissement de l’espace muséal les valeurs se renversent : l’ordinaire rencontre l’extraordinaire, le transitoire du présent se heurte à l’éternité du passé [22]. Surtout, par sa capacité à réincarner des figures féminines énigmatiques, le musée se voit transformé en espace affectif (fig. 16).

 

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[20] Voir J. Aumont, Moderne ? Comment le cinéma est devenu le plus singulier des arts, Paris, Cahiers du Cinéma, « 21e siècle », 2007.
[21] A notre connaissance, Akerman ne renvoie jamais explicitement à All the Vermeers in New York. Toutefois, en raison de l’importance de Jost dans le milieu du cinéma expérimental, il est aussi improbable qu’elle n’ait jamais entendu parler de son travail.
[22] Sur cet enjeu, voir le travail de G. Didi-Huberman, en particulier avec l’ouvrage Devant le temps, Paris, Minuit, « Critique », 2000. Il y est par ailleurs question de cinéma, à travers une réflexion sur l’œuvre philosophique de Walter Benjamin.