Du mot à l’image. Le verrouillage
des Paines denfer du Grand Kalendrier
et Compost des Bergiers

- Juliette Bourdier
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Ensuivent les Paines denfer comminatoires des peches et pour pugnir les pecheurs

 

      Revenons au contexte général des Paines denfer comminatoires, attestation du passage de Lazare aux enfers. Les témoignages chrétiens de voyage en enfer suivent un schéma narratif particulier. Le lecteur reçoit un bref aperçu du contexte et de l’état de péché du voyageur, puis,

 

[…] profitant de l’affaiblissement du corps (suite à une maladie par exemple), l’âme s’échappe de son enveloppe terrestre et guidée par un psychopompe, visite l’au-delà. Au cours de son voyage, elle reçoit un savoir lié au sort des âmes après la mort, à la rémunération des actes de la vie terrestre et aux méthodes qui permettent d’accéder à la félicité ou à la damnation. Par la suite, elle revient à son corps qui reprend ses forces, puis témoigne de son voyage auprès d’un clerc qui en assure la transcription afin d’en laisser une trace écrite qui permettra l’édification [30].

 

Parmi ces témoignages donc, un récit populaire apparu au XIIIe siècle utilisait Lazare de Béthanie, premier ressuscité christique, mort d’une terrible maladie et miraculeusement ressurgi de l’au-delà grâce à l’intervention du Christ venu le chercher dans son tombeau [31]. Cet épisode du Nouveau Testament inspira une légende dans laquelle est conté le voyage de Lazare qui explora les secrets de l’autre monde pendant les quatre jours de sa mort. Il en rapportait un exposé à visée édifiante sur les supplices réservés aux âmes qui s’étaient laissé séduire par les péchés capitaux, c’est-à-dire ceux dont découlent tous les autres.
      Dans le témoignage de Lazare qui récupère l’organisation des Descentes, les tableaux sont exclusivement organisés en fonction des vices primordiaux. Cette démarche pragmatique correspond à une période où quelques auteurs s’orientent vers une écriture éducative destinée aux laïques, alors qu’ils tentent d’ordonner le chaos des enfers et les partitionnent selon le septénaire des péchés capitaux pour les rendre facilement compréhensibles et mémorisables. En faisant cela, ils rétablissent aussi la diversité et la tangibilité des tourments tant décriées par les théologiens qui souhaitaient se limiter aux peines bibliques : les flammes, le ver rongeur du remords, les pleurs et grincements de dents de la honte, et enfin le dam et les ténèbres [32].
      Néanmoins, bien qu’au sein des témoignages de voyage en enfer, le découpage unique des séquences et des lieux de tourments calqué sur le septénaire rapproche les Paines lazariennes des Descentes pauliniennes dont elles s’inspirent, c’est la mise en relief de leurs disparités qui permet d’éclairer la démarche discursive particulière aux Paines. Ce sont effectivement leurs dissemblances qui établissent la spécificité énonciative des Paines qui, rivetée au médium visuel, s’adresse directement à un narrataire, lecteur individuel affranchi d’intermédiaire puisqu’à même d’interpréter les gravures par lui-même.
      On en déduit que les Descentes sont au départ destinées à être écoutées et imaginées (au cours de sermons ou de spectacles séculiers). Elles décrivent une aventure qui progresse dans l’intensité de la révélation, l’usage de la répétition (de formules, de termes), une organisation du texte qui lie chaque épisode au suivant, ponctués par le suspense des prochaines révélations, du retour du voyageur dans l’ici-bas, ou de la découverte de l’enfer qui se différencie du purgatoire. Afin de favoriser cette technique, Paul, voyageur des Descentes, bien qu’il ne soit pas aussi actif que ses homologues laïques (Dryhthelm, Tondale ou Owen), tient une place centrale dans le conte ; il s’engage dans de nombreux dialogues auprès de son guide, questionne la cruauté divine, doute et souffre dans son âme, assurant ainsi l’intégrité du récit par sa présence romancée.
      Les Paines en revanche favorisent une lecture individuelle. Elles énoncent une schématique de l’enfer empruntée aux versions latines du traité des Poenis Inferni [33], c’est-à-dire dénuée de trame narrative et uniquement centrée sur la pédagogie. Leur intégration dans des almanachs compilés, par et pour des laïques, qui sont aussi utilisés comme livres de lecture, confirme la possibilité d’un déchiffrage immédiat qui est principalement dû au fait que les Paines ne nécessitent ni glose, ni performance particulière.
      Cela se ressent aussi dans la mise en scène sensitive (faisant appel aux sens, en l’occurrence à la vue) des deux textes. Dans les Descentes, Paul et son guide sont mis en scène et apparaissent à chaque étape en tant que personnages actants, tandis que dans les Paines, sitôt les descriptions commencées (dès le deuxième tableau), Lazare disparaît des gravures dont il n’est plus que le narrateur invisible, tournure pédagogique qui favorise la transparence du discours éducatif moralisateur et évite tout débordement fictionnel.
     On note enfin que la formulation des Paines adopte une démarche insolite, ne serait-ce que par le fait que chez Lazare, il ne s’agit pas tant d’un voyage à but didactique que d’une mort réelle dont le retour tient du miracle christique (comme la multiplication des pains) [34]. Contrairement aux autres voyageurs infernaux, Lazare n’a pas été envoyé en enfer lors d’une pseudo-mort pour en ramener un savoir salvateur, il est revenu de sa vraie mort grâce au rapport affectif que le Christ lui portait.

 

Or, Jésus aimait Marthe, et sa sœur, et Lazare. (Jean 11,4) (…) Alors Jésus leur dit ouvertement: Lazare est mort. (Jean 11,14) (…) Jésus, étant arrivé, trouva que Lazare était déjà depuis quatre jours dans le sépulcre. (Jean 11,17) (…) Lorsque Marie fut arrivée là où était Jésus, et qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds, et lui dit : Seigneur, si tu eusses été ici, mon frère ne serait pas mort. Jésus, la voyant pleurer, elle et les Juifs qui étaient venus avec elle, frémit en son esprit, et fut tout ému. (Jean 11,32-33) (…) il [Jésus] cria d’une voix forte : Lazare, sors! Et le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandes, et le visage enveloppé d’un linge. Jésus leur dit : Déliez-le, et laissez-le aller. » (Jean 11,43-44) [35].

 

Par conséquent, l’apparition de Lazare de Béthanie dans quelques récits du nouveau testament lui confère une crédibilité singulière [36], en particulier comme nous venons de le voir, au chapitre 11 de L’Evangile de saint Jean selon lequel Lazare mort après une longue maladie, et déjà enterré depuis quatre jours, est ressuscité par Christ ému des pleurs de Marie, sa sœur. Le fait est que le Français des XIIIe-XVIe siècles voit dans Lazare une figure familière, puisque la légende veut qu’après la mort du Christ, les juifs l’aient envoyé en barque vers la Provence en compagnie de sa sœur, Marie (porteuse de l’enfant du Christ). Accostant aux Saintes-Maries-de-la-Mer, il aurait évangélisé Marseille dont il devint le premier évêque et dont il est toujours le Patron du diocèse. Ceci explique pourquoi sa postérité en France est remarquable au Moyen Age où il représente un modèle éminemment positif, non seulement celui du ressuscité, mais aussi l’objet et témoin du miracle, et littérature et peinture se sont emparé de la tradition lazaréenne notamment dans la thématique résurrectionnelle qu’il incarne ; c’est d’ailleurs encore Lazare de Béthanie qui s’anime dans les Mystères de la Passion (1456) d’Arnould Gréban [37]. Lazare personnifie donc le parangon d’une pédagogique infernale, puisqu’ami du Christ, il détient nécessairement une part de la vérité.
      L’intrigue des Paines commence en Béthanie alors que Jésus est invité à dîner chez Symon (le fameux Simon lépreux de Béthanie des évangiles de Marc et Matthieu [38]). Il est à table avec les apôtres et quelques disciples lorsqu’arrive Lazare, accompagné de ses sœurs Marie et Marthe. C’est alors que Symon fait part de ses doutes concernant la résurrection de Lazare, Jésus de Nazareth commande donc à son ami de décrire devant les convives ce qu’il a vu dans l’autre monde.

 

Nostre Saulveur et redempteur Jesus, ung peu devant sa passion, estant en Bethanie entra en la maison d’ung nommé Symon pour prendre réfection corporelle et comme il estoit à table avec ses apôtres et disciples et le Lazare, frere de Marie Magdeleine, qu’il avoit resuscité, de laquelle chose doubtoit ledict Symon, commanda nostre Seigneur audict Lazare qu’il dist devant la compagnie ce qu’il avoit veu en l’aultre monde.
Adonc, le Lazare racompta comme il avoit veu en enfer en grandes peines les orgeuilleux, orgeuilleuse et consequemment les aultres entachez d’aulcun peche comme s’ensuyt.

 

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[30] Voir J. Bourdier, « La matière d’Enfer, senefiance syncrétique et polyphonie littéraire », dans Matières à débat, la notion de matière littéraire dans la littérature médiévale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, pp. 255-273.
[31] Evangile selon Saint-Jean, chapitre 11, versets 1 à 44. Selon l’Evangile de Jean, Lazare était un ami de Jésus et le frère de Marthe et Marie. Ils vivaient près de Jérusalem, à Béthanie, un village sur le versant Est du mont des Oliviers.
[32] Le feu est la peine principale trouvée dans les différents textes de la Bible : les flammes éternelles (Es 33.14). Le feu qui ne s’éteint pas (Es 66.24 ; Mat 3.12). Le feu éternel (Mat 18.8). Le feu fait de soufre (Apoc 14.10). L’étang de feu (Apoc 19.20 ; 20.15). La fournaise de feu où il y aura des pleurs et des grincements de dents (Mat 13.42-50).
[33] Parmi de nombreux exemplaires et versions de ces traités, le poème Poenis inferni de Gilles de Paris (Aegidius Parisiensis) v. 1190-1200, voir PL 212.43-46, et repris notamment par Thomas Ebendorfer dans son Tractatus Poenis Inferni ca. 1400, Klosterneuburg Stiftsbibliothek, Codex Claustroneoburgensis, ms. 426, ff° 125a-130b et 174b-176a.
[34] Ce fait bien qu’extraordinaire n’est pas exceptionnel puisque le Christ avait ressuscité le fils de la veuve de Naïn, qu’on transportait vers sa tombe ainsi que la fillette de Jaïrus alors qu’elle venait juste de mourir (Luc 8.40-56 et 7.11-17 ; Jean 11.17-44).
[35] Selon l’Evangile selon Saint-Jean, chapitre 11, versets 1 à 44, Traduction d’après la Bible de Louis Segond.
[36] Seuls, le Christ, saint Paul et Lazare sont des voyageurs appartenant à la tradition biblique. La catabase du Christ de l’Evangile apocryphe de Nicodème que l’on retrouve dans Le Roman la Résurrection, est une adaptation d’André de Coutance de l’Evangelium Nicodemi, (1198-1202), British Library, ms. 10289. Saint Paul évolue dans la version apocryphe de son apocalypse qu’on retrouve dans L’Apocalypse de saint Paul en français rédigé au XIIIe siècle, BnF, f. fr., ms. 403.
[37] P. Champion, « Arnoul Gréban, l’auteur du Mystère de la Passion », dans Histoire poétique du XVe siècle, Paris, 1923.
[38] Simon le lépreux est un personnage du Nouveau Testament, mentionné chez Mathieu 26.6-13, Marc 14.39 et Jean 12.1-8. On notera que Lazare, Marie, Marthe et Simon sont tous quatre de Béthanie. Chez Mathieu et Marc, Christ est l’hôte de Simon, et à sa table, lorsqu’une femme lui oint la tête avec un précieux parfum. Chez Jean, Christ est convié par Marie à un dîner chez Lazare. Il est servi par Marthe, tandis que Marie lui oint les pieds.