Les faces et farces de Grandville.
Représentations de soi et stratégies auctoriales
d’un illustrateur romantique

- Stéphanie Borel-Giraud
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Fig. 5. V. L’Aragné, Oh, Les vilaines mouches !, 1831

Fig. 6. Grandville, La Clé des champs, 1844

Fig. 7. Grandville, Epilogue, 1844

      Pour l’œuvre Oh Les vilaines mouches ! Grandville recourt au signe traditionnel par excellence de l’autoportrait d’artiste, un chevalet sur lequel repose un tableau, pour signifier le danger que courent l’art et l’artiste menacés dans leur liberté d’expression (fig. 5). Cette lithographie coloriée que Grandville signe sous son pseudonyme Victor L’Aragné en octobre 1831, fait suite à la parution de L’Ordre règne aussi à Paris qui lui avait valu des manœuvres d’intimidation lors d’une visite domiciliaire menée par les services de police en raison de son caractère contestataire du régime de la monarchie de Juillet. Le costume choisi pose une image d’artiste élégant, aux accents de dignité et d’honorabilité peu courants chez Grandville qui reproduit les topoï du portrait classique pour le cadrage, le bras replié et le parapet. A cette représentation convenue de l’artiste-peintre est cependant ajouté le porte-mine que tient ostensiblement Grandville, objet qui lui permet d’afficher sa qualité de dessinateur tout en s’appropriant les codes des peintres, signifiant ainsi qu’il se place dans un rapport d’égal à égal avec eux. Cette mise en scène qui dénonce un régime qui s’en prend aux artistes, est aussi un moyen d’élever la pratique du dessin au rang de la peinture.
      La multiplicité des autoportraits tend vers une finalité que Pierre Bourdieu résume sous la formule « se produire comme créateur » :

 

Ainsi, loin d’anéantir le créateur par la reconstruction de l’univers des déterminations sociales qui s’exercent sur lui, et de réduire l’œuvre au pur produit d’un milieu au lieu d’y voir le signe que son auteur avait su s’en affranchir, (…) l’analyse sociologique permet de décrire et de comprendre le travail spécifique que l’écrivain a dû accomplir, à la fois contre ces déterminations et grâce à elles, pour se produire comme créateur, c’est-à-dire comme sujet de sa propre création. Elle permet même de rendre compte de la différence (ordinairement décrite en termes de valeur) entre les œuvres qui sont le pur produit d’un milieu et d’un marché et celles qui doivent produire leur marché et qui peuvent même contribuer à transformer leur milieu, grâce au travail d’affranchissement dont elles sont le produit et qui s’est accompli, pour une part, à travers l’objectivation de ce milieu [27].

 

Avec Un Autre Monde, Grandville réussit la transformation visée par Bourdieu : son entière maîtrise de la production de l’ouvrage est le signe de la « rupture libératrice, et créatrice du créateur », et le grand nombre d’autoportraits que contient cette œuvre, est le reflet de cette dynamique. Inversant les rapports de hiérarchie entre texte et illustration, c’est à partir des dessins de l’artiste que le texte a été créé, marquant la gloire du visible sur le lisible, la préséance du crayon sur la plume. La représentation de soi ouvre un espace existentiel tant pour le dessin que pour le dessinateur, affranchis de l’assujettissement au discours et à l’écrivain.
      Le porte-mine qui accompagne systématiquement les représentations de l’artiste devient métonymie de soi dans cet ouvrage. Cette opération de symbolisation qui repose sur un procédé que Grandville exploite de manière coutumière dans son art, la loi d’association des idées, le rapport analogique, enclenche une poétisation de la figure, une puissance expressive de l’énergie déployée par le porte-mine dans sa conquête de liberté. Dans le prologue, la métonymie est complétée d’un attribut qui appartient au parangon de l’homme libre : le crochet du chiffonnier (fig. 6). Figure omniprésente dans la littérature et les arts au XIXe siècle, particulièrement à partir de la monarchie de Juillet jusqu’à la fin des années 1870 où la fabrication du papier à partir des chiffons sera progressivement remplacée par la pâte du bois, la personnification de l’écrivain en chiffonnier est un topos de la littérature, le « répondant allégorique du poète » selon la formule de Jean Starobinski. Muni du crochet du chiffonnier, Grandville accapare une posture d’auteur, signifiant son affranchissement par un mouvement de distanciation, tournant le dos à la plume et apostrophant du regard son lecteur-spectateur. Tant l’attribut que le corps marquent un élan d’émancipation sans équivoque.
      Antoine Compagnon tisse les liens symboliques qui unissent l’écrivain à son fournisseur de papier et qui permettent la transformation des déchets en or [28] : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » écrit Baudelaire [29] ; Champfleury lie la chiffonnerie à l’alchimie dans La Mascarade de la vie parisienne (1859) et Hugo fait cohabiter le chiffonnier et le faiseur d’or dans Les Travailleurs de la mer (1866). L’idée que les deux extrêmes se touchent est souvent explorée par les romantiques qui aiment associer le haut et le bas, le roi et le chiffonnier, autre lieu commun que Grandville reprend à son compte en procédant à son propre couronnement dans l’épilogue de l’ouvrage (fig. 7). A la fin de l’ouvrage, il est le chiffonnier devenu roi, crayon couronné surplombant le monde. A la condition terrestre et temporelle que lui assignent le crochet et le baluchon du prologue, succède l’image d’un artiste céleste, divin. Ce dispositif illustre un cheminement du bas vers le haut, une verticalisation qui figure la prise de pouvoir du dessinateur sur le livre alors que le nom de l’écrivain Taxile Delord reste plaqué au sol, à peine visible dans l’ombre de la monumentale lettre G. La dimension agonistique et la valeur émancipatrice résultent d’un « élan hyperbolique vers la hauteur qui donne à la révolte du poète les allures glorieuses d’une victoire » [30].
      Les caractères différenciés et disséminés des représentations de soi forment un ensemble kaléidoscopique qui échappe à toute continuité et permanence formelle. Seule une cohérence de la dissimilitude subsiste qui fonctionne comme un schème selon lequel toute idée de modèle ou de copie doit être abolie. Cette production fragmentaire évoque un jeu de scène tel que William Hogarth (1697-1764) l’a décrit pour son propre travail : « Ma peinture est ma scène et mes personnages sont des acteurs qui par le moyen de certains gestes et actions y donnent une pantomime silencieuse » [31]. Personnage shakespearien, une allégorie de Bottom dans son acception métaphorique du bas, Grandville puise dans le registre carnavalesque et le spectacle de rue, les rôles, masques et costumes, où le « je » se perd dans le « jeu » de la comédie humaine comme de la comédie animale, pour, ardemment, porter en triomphe son art.

 

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[27] P. Bourdieu, Les Règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992, p. 153.
[28] A. Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 2017.
[29] Ch. Baudelaire, Les Fleurs du mal, Appendices, projet pour l’épilogue de la seconde édition.
[30] J. Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Op. cit., p. 21.
[31] Cité par Jean-Jacques Mayoux, La Peinture anglaise de Hogarth aux Préraphaélites, Genève, Skira, 1972, p. 23.