L’art comme expérience informelle
- Rodolphe Gauthier
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Fig. 2. C. Schneemann, Meat Joy, 1964

      Nous comprenons que l’art informel, s’il cherche à explorer et à expérimenter ces éléments fondamentaux de la vie humaine (nous sommes à la limite entre domaine anthropologique et domaine esthétique), se confronte à l’abjection. Cette exigence fait rapidement exploser, on le sait, les formes traditionnelles de la représentation : puisqu’il ne s’agit plus de représenter mais, comme nous l’avons dit, de présenter. La performance s’impose rapidement comme un des moyens privilégiés de l’expérimentation créatrice. Les performances jouent sur la matière, et bientôt les matières les plus viles. Certainement cela n’a pas aidé l’art contemporain à nouer de liens avec le grand public. Mais ce n’est pas là la question. Car c’est bien la société des années d’après-guerre qui a permis ces expériences les plus extrêmes. Ou pour le dire autrement : l’écart qui se creuse entre les artistes et le public est proportionnel à la soumission des individus à la société.
      Prenons l’exemple de Carolee Schneemann (fig. 2). Ce que ne cesse de montrer Schneemann, depuis les années 1960, c’est non seulement que le corps intime est un corps social, que l’intimité est politique (c’est une idée aujourd’hui assez commune, grâce à Schneemann, mais aussi à Orlan et à d’autres). Schneemann passe, de manière caractéristique, de l’expressionnisme abstrait (qui s’est souvent réclamé de l’art informel, notamment de Fautrier) à la performance, notamment grâce à Allan Kaprow. Avec Meat Joy (1964), Schneemann met en contact des chairs nues de femmes et d’hommes et de la viande crue, du poisson cru, des lambeaux de cartons (des déchets), dans une mise en scène qui rappelle une orgie : nous sommes dans l’orgiaque. L’event (répété à trois reprises) se veut « sensuel, comique, joyeux, répugnant. ». Nous retrouvons cette contradiction apparente. « Joyeux » et « répugnant » (repellent) a évidemment créé un malaise. Pourquoi ? Parce que la viande est destinée normalement à être consommée, elle est celle de l’animal qui est jugé inférieur pour conserver ce privilège d’être mangé (d’augmenter la force de celui qui le mange), c’est-à-dire (symboliquement) de préserver la vie. Schneemann, ainsi, expose une humanité redéfinie (pour certains, « dégradée », on pourrait dire « déclassée »). C’est un renversement des valeurs. Mais cela va plus loin : le malaise et le dégoût qu’elle provoque mettent l’individu (la société) en face d’un vide, d’une absence. Elle montre que ces malaises ne sont pas seulement dus à des constructions mentales (à des représentations) de la société, mais qu’elles sont dues à une absence d’intensité dans cette société, à une lâcheté, qui creuse des vides en elle, c’est-à-dire à des constructions structurelles (infra et superstructures). C’est ainsi qu’elle peut dire, en parlant de son art : « C’est quelque chose dont ils ont besoin. Ma culture va s’apercevoir qu’il lui manque quelque chose » [10] (« This is something they need. My culture is going to recognise it’s missing something »). Ce qui manque, ne serait-ce pas l’expérience dont Benjamin déplorait, dans nos sociétés industrielles, l’appauvrissement et que de telles entreprises artistiques cherchent justement à enrichir à nouveau ?

 

L’expérience esthétique

 

      En faisant de l’art une expérience, c’est-à-dire en mettant l’accent sur l’événement, voire sur l’immanence, les artistes ont voulu faire sentir leur « spontanéité », ils ont voulu échapper aux contraintes formelles qui les limitaient dans leur expression (on passe de la surface à la scène), ils ont voulu échapper enfin à la récupération de leur œuvre par le système qu’ils critiquent (ce qui ne va pas sans certains problèmes, notamment en terme de revenu, de statut, et de conservation des traces...). Depuis la Première Guerre mondiale (qui est traditionnellement considérée comme la première « guerre industrielle »), il y a un va-et-vient continu entre la surface du tableau et l’espace scénique. Le meilleur exemple est sans doute celui, en France, du Nouveau Réalisme après 1945, avec Yves Klein, Niki de Saint-Phalle, César et les autres. Mais l’art en tant qu’expérience a d’abord trouvé ses premières réflexions théoriques aux Etats-Unis. Il faut ici rappeler l’importance fondamentale de Dewey. Dans Art as experience, publié en 1934, qui reprend des conférences prononcées en 1932 à Harvard, le philosophe pragmatiste cherche à déplacer le centre d’intérêt de l’objet artistique à l’expérience du processus créatif. C’est un déplacement fondamental (qui, soit dit en passant, marque une mutation de paradigme). Et même s’il concède que l’art amène à une complétude dont la nature reste inaccessible, indéfinissable, de l’ordre d’une métaphysique presque mystique, s’il semble conserver une forme de « mystère de la création », ou de « totalité » possible (c’est-à-dire une forme de transcendance) dans la création (ce qui a été lourdement critiqué par ses successeurs, Rorty ou Shusterman), son geste (encore une fois, historiquement situé au tournant des années 1930) est un renversement des valeurs : il ne s’agit plus (seulement) d’une « expérience artistique », mais surtout de vivre l’art comme une expérience. Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’art est un moyen (privilégié ?) d’enrichir la vie quotidienne et non plus un modèle de confrontation, ou un « phare » comme le dit Baudelaire. D’une certaine manière, l’art sort du domaine sacré. Dans la lignée de la philosophie libérale anglaise, dans la lignée des Arts & Crafts de Ruskin et Morris, ce renversement enregistre la donnée démocratique qui s’est développée avec l’ère industrielle. L’influence de Dewey sur le mouvement Fluxus est directe ; les membres du Black Mountain College la revendiquent. Elle se prolonge dans le Living Theater qui cherche à tout prix à échapper à l’institution, à s’offrir à tous. Nous avons ici affaire à un art non officiel, et donc informel. Cet aspect « populaire » se retrouve en France avec, parmi les plus connus, Robert Filliou et Jean Dubuffet. Il y a une volonté d’échapper à l’« asphixiante culture », de se réapproprier l’œuvre, de se réapproprier la ville, de se réapproprier l’espace public.
      Nous en sommes là encore aujourd’hui. Ce sont encore des réglementations, des interdictions qui offrent un mode de non-emploi de ces œuvres, cherchant à préserver une sacralité de l’art. Il est interdit de toucher les sculptures, dans les musées et, de plus en plus, dans l’espace public. Il y a un ensemble de procédures à respecter : il faut suivre un parcours préétabli, ne pas aller en sens inverse, ne pas entrer dans certains endroits, ne pas dépasser un seuil de sécurité, etc. Mais surtout, il faut payer, arriver à l’heure (pendant les horaires d’ouverture), parler à voix basse, ne pas téléphoner, etc. Ces procédures plus ou moins légitimes, plus ou moins strictes, entraînent des réactions, qui vont du simple détournement à des pratiques déviantes, à la fois par les artistes eux-mêmes, mais aussi par les publics, qui viennent ainsi, déformer l’œuvre. Je voudrais prendre une œuvre d’art récente, qui a fait l’objet d’un acte de vandalisme, pour illustrer mon propos.

 

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[10] Entretien de Steve Rose avec Carolee Scheemann, The Guardian, 10 mars 2014 (consulté le 11 février 2017).