Sténopéphotographie et informe :
vers la forme manquée

(Une recherche menée à partir
de la pratique plastique de l’auteur)
- Sabine Dizel
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Fig. 4. H. Michaux, Grande tache
grise
, v. 1955-1956

Fig. 5. R. Ubac, La Nébuleuse, 1939

Mutations de la forme

 

     Partant du matériel photographique même, démonté et reconstruit, exploré, trituré comme un matériau brut, la démarche poursuit certaines visées de l’informel : « Exalter les propriétés et les puissances du matériau, celui-ci apparaissant comme un antidote aux contraintes de la forme » [5]. Les caractéristiques physiques, optiques des différents dispositifs combinant sténopé et photographie étant exploitées dans le sens d’un renouvellement des images, les possibilités techniques du dispositif permettent de rechercher un au-delà de la forme, c’est-à-dire de dépasser d’éventuels stéréotypes. En effet, les prérequis ne trouvent plus de justification lorsque les conditions de l’expérience changent radicalement. Les potentialités du matériel, libérées d’une possible intention de l’opérateur, ne sont plus dès lors mises au service d’idées préconçues mais débouchent sur une forme d’imaginaire machinique : enregistrement fidèle des conditions de l’expérience. L’imagination de l’opérateur intervient en amont – pour la conception du sténopé – ou en aval – concevoir de nouveaux projets en fonction des résultats obtenus.
      « Eau de l’aquarelle, aussi immense qu’un lac, eau, démon-omnivore, rafleur d’îlots, faiseur de mirages, briseur de digues, débordeur de mondes… » : dans les aquarelles d’Henri Michaux la forme se dilue et l’image fuit en tous sens, débordant l’intention de l’auteur de même que l’image-sténopé dérape, s’échappe également. Les contours, linéaments, îlots de l’aquarelle « partent à la nage de tous côtés, écrivait Henri Michaux, entraînant mon sujet vers un flou qui ne cesse de se dilater ou de déraper, surface de dissolution, de divergence et de distorsion, en route vers une re-absurdité qui me laisse béant sur la rive » [6] (fig. 4).
      Dans les sténopéphotographies, les contours du sujet photographié paraissent se dissoudre dans la lumière. La douceur des couleurs, la perte de repères spatiaux – souvent on ne sait plus distinguer le haut du bas, l’image peut être regardée dans tous les sens –, l’aspect flou de l’ensemble brouillent toute lecture. Les déformations internes de l’image photographique semblent l’entraîner dans un mouvement désordonné, en tous sens. L’insaisissable sujet photographié devenant secondaire, la représentation ne conserve plus qu’une lointaine ressemblance avec la réalité : l’image fuit de tous côtés. Forme mouvante, la tache de lumière des sténopés s’applique à représenter un sujet en proie à de permanentes transformations, sujet aux contours labiles et indécis. Les fluctuations de la forme de l’image photographique semblent ainsi rappeler cette réflexion d’Aristote suivant laquelle « [l]a substance est bien plutôt le sujet primordial auquel toutes ces modifications appartiennent » [7].
      Le sujet apparaît comme lieu de mutations, l’image qui en est donnée n’a plus rien de définitif. Dès lors, il se conçoit dans ses transformations. La forme apparaît comme une des possibilités de la matière. Elle est « cette partie des êtres qui, n’étant pas actuellement telle chose individuelle et déterminée, l’est cependant en puissance » [8]. 
      Une telle conception semble parfaitement convenir aux sténopés, images imprimées de mouvement dans lesquelles les respirations de l’opérateur ainsi que celles du sujet photographié demeurent sensibles au travers de légers flous de « bougé ». L’écoulement du temps devient perceptible dans la photographie. L’image finale semble concentrer une succession d’impressions entraperçues pendant les longues expositions en une seule image légèrement confuse. Le mouvement du monde extérieur paraît entrer dans la chambre noire des XVIIe-XVIIIe siècles, poste d’observation pour un spectateur aux aguets.
      Les figures se mêlent au fond ou disparaissent dans des éclats de lumière laissant à peine deviner ce qui a pu être photographié : les sténopés paraissent se dissoudre dans la lumière trop vive, telle une brûlure sur la surface sensible, à la manière de La Nébuleuse de Raoul Ubac, dont le négatif fut brûlé, fondu à la chaleur d’un brûleur. La lumière participe maintenant de l’image autant que le sujet photographié, précipitant celle-ci dans ce que Rosalind Krauss appelle l’« informe photographique », obtenu par l’exploration de « l’infrastructure technique du procédé photographique », l’image étant soumise à une série d’assauts chimiques ou optiques [9]. Les attaques de la lumière sur les sténopés renvoient à l’idée d’une dévoration de l’image, évoquant le travail des formes cher à Bataille. Parfois, il ne subsiste pour toute image que la trace d’une brûlure intense [10] : « suprématie sans contours de la lumière » [11] (fig. 5).
      L’informe s’insurge contre la forme. Il est « tout ce qui, encore, sera allé et continue d’aller vers la non-catégorie, la déperdition des repères de l’esthétique formelle tels que verticalité, stabilité, harmonie, unité », relève Paul Ardenne [12].
      Mais il ne faut pas perdre de vue cette évidence : « L’informe, assurément, est une forme aussi », quoique atypique [13]. Elle n’est pas la bonne forme ; elle est d’abord informe en dérogeant aux habitudes de représentation de l’époque. Dans cette perspective, l’informe se présente « comme avatar finalement insaisissable de la forme » [14], une « nature toujours fuyante », échappée hors des carcans de la forme, en toutes directions, de sorte que le concept d’informe lui-même se laisse difficilement circonscrire. Si l’informe manque de repères propres à délimiter ses contours – c’est un comble –, il se définit justement dans ce double mouvement : notion fuyante aux contours imprécis, il s’attache à des objets eux aussi gagnés par le doute, se dérobant à toute emprise. Visions éphémères pour des images labiles, ici les images n’ont pas de forme fixe. Rien n’est définitif. Il ne peut plus être question de « ça a été » : tout est à peine et peut-être. Il n’y a là pas grand-chose à quoi l’on puisse s’accrocher. L’image photographique est alors informe par indétermination. Elle rappelle que la forme de l’image numérique n’est qu’un moment « d’une image-matrice qui cache, ou retient, infiniment plus qu’elle ne montre » [15]. Toutes les possibilités demeurent ouvertes. Le sujet transparaît au travers de multiples apparences et l’œuvre se révèle « capable de se réaliser sous différentes formes » [16]. L’image se décline follement.
      Le sujet en proie à transformations chez Aristote trouve ici un écho dans des formes saisies dans leur mouvement. Il n’est plus besoin de contours et de contenu précis. Il suffit de suggérer. Les différentes formes que peut adopter le sujet correspondent à autant de possibilités de l’incarner.

 

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[5] Après 1945, de nombreux courants artistiques, tenants du Tachisme, de l’Art Brut, de l’Action Painting ou de l’« art autre », se sont attachés à l’informel. Fl. De Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Paris, Larousse, « In extenso », 2004, p. 280.
[6] H. Michaux, Passages, « En pensant au phénomène de la peinture », Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1950, p. 110.
[7] Selon Aristote, la matière et la forme sont constitutives de la substance des choses : « Le sujet (…) semble être plus particulièrement substance. Sous ce rapport, on l’appelle d’abord la matière ; puis à un autre point de vue, on l’appelle la forme ; et en troisième et dernier lieu, c’est le composé, que constituent, toutes deux réunies, la forme et la matière. La matière, c’est par exemple l’airain ; la forme, c’est la figure que revêt la conception de l’artiste ; et l’ensemble qu’elles produisent en se réunissant, c’est, [en fin de compte,] la statue » (La Métaphysique, 1991, p. 233 (Livre Z, chapitre III).
[8] Ibid., p. 284 (Livre H, chapitre I).
[9] Divers moyens mécaniques permettent également de rechercher l’informe, tels que la rotation de l’appareil photographique. Le fait de basculer le corps humain de son axe vertical vers un axe horizontal devient un truc pour suggérer une certaine animalité. Voir R. Krauss, op. cit., p. 65.
[10] En réalité, cependant, le terme de brûlure est impropre : en effet, même en cas de surexposition assez importante de la photographie, le capteur continue à enregistrer des informations qu’il est en général possible de récupérer (sa courbe de réponse est linéaire). L’on parlera de brûlure pour les zones irrécupérables de l’image (blancs crevés qui ne contiennent plus aucune information). L’excès d’exposition se manifeste encore par d’autres effets secondaires : le smear et l’éblouissement (blooming), respectivement une raie blanche striant la photographie et un effet de liseré coloré aux alentours d’une zone surexposée. « Lorsque le puits de potentiel d’un pixel a atteint sa capacité maximale en électrons (…), il ne peut plus recueillir d’information supplémentaire. Si l’exposition continue à augmenter, les électrons créés débordent du puits et ‘polluent’ les pixels ou les structures voisines en créant ainsi des informations parasites dans l’image »; R. Bouillot, Cours de photographie numérique. Principes, acquisition et stockage, Paris, Dunod, « Audio vidéo », 2003, p. 83.
[11] P. Klee, Ecrits sur l’art, t. 1, « La pensée créatrice », Paris, Dessain et Tolra, 1973-1977, p. 10.
[12] P. Ardenne, « L’informe mode d’emploi, dont la photographie », dans La Recherche photographique, printemps 1997, p. 79.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 80.
[15] E. Couchot, Images, de l’optique au numérique : les arts visuels et l’évolution des technologies, Paris, Hermès, 1988, p. 193.
[16] A. Cauquelin, Petit traité d'art contemporain, Paris, Seuil, « Couleur des idées », 1996, p. 93.