Les illustrations des Illuminations d’Arthur
Rimbaud par Roger de La Fresnaye

- Taniguchi Madoka
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Fig. 7. F. Léger, Matinée d’ivresse, 1949

Fig. 8. F. Léger, Départ, 1949

Fig. 9. F. Léger, Parade, 1949

Fig. 10. R. de La Fresnaye,
sans titre, v. 1920

Fig. 11. R. de La Fresnaye
et B. Monod, sans titre, 1949

      Le peintre cubiste, dans son refus de l’image descriptive, garde une grande liberté par rapport au texte littéraire. L’image est autonome et rivalise avec le texte par la correspondance des idées essentielles qu’ils partagent. Elle tente d’être fidèle à l’essence du texte, au-delà de ses aspects discursifs. Picasso, par exemple, s’emploie à répondre au texte par l’esthétique de son art. Son eau-forte pour Le Phanérogame (1918) de Max Jacob, représentant un saltimbanque, rappelle la série des Saltimbanques qu’il travaillait à l’époque [16]. Les dessins de La Fresnaye pour les Illuminations, réalisés dans une relation étroite avec sa réflexion picturale, tentent de parvenir à l’essence du texte, et doivent être considérés comme un exemple d’une démarche créatrice analogue.

 

Langage poétique et langage plastique

 

      L’édition des Illuminations de 1949 se présente sous la forme d’un ouvrage in-8° de 85 pages, dont la couverture est de couleur jaune pâle. Les dessins de La Fresnaye sont tous en noir et blanc, dix-huit sont imprimés dans le texte et quatre hors texte. Cette édition a été tirée en 15 exemplaires sur papier de Chine avec suite des bois sur papier Japon et 4 exemplaires de chapelle, 110 exemplaires sur papier vélin d’Arches et 7 exemplaires de chapelle, soit 136 exemplaires au total. L’éditeur dit des dessins retrouvés : « Ce sont des compositions à l’encre de Chine, traitées à la plume et au lavis, sur un papier mince que le temps a légèrement jauni. Une enveloppe les contient, portant au crayon, de la main du peintre : « Etudes pour Illuminations » [17].
      Les dessins sont construits principalement à partir de figures géométriques assez simples : des cercles, des carrés, des figures nuageuses. La réduction des objets à leurs volumes essentiels suit le principe de synthèse du cubisme. Les dessins ne semblent pas porter de titre. Comme le suggère le terme « composition », l’assemblage de figures géométriques n’éclaire pas forcément le motif. La disposition des dessins à l’intérieur du recueil a sans doute été décidée par l’éditeur.
      La comparaison avec les illustrations lithographiques des Illuminations réalisées par Fernand Léger, publiées la même année que l’édition de H. Matarasso, est éclairante [18]. Léger commence à vendre ses dessins à partir de 1948 à un éditeur suisse, Louis Grosclaude, qui lui a commandé des illustrations pour les Illuminations [19]. Les lithographies sont des dessins au trait noir, sur lesquels la couleur a été superposée au pochoir. Concernant la tonalité ou la transparence de ce pochoir, de cette « couleur en dehors » décalée par rapport au trait noir, Léger donne des indications très précises dans ses lettres adressées à Grosclaude [20]. Comme le remarque Renée Riese Hubert, les lithographies de Fernand Léger sont de trois types, selon que l’image accompagne le texte, calligraphie le texte lui-même ou introduit une partie du texte [21]. Comparons cette dernière catégorie, que R. R. Hubert appelle « peinture-poésie », avec les dessins de La Fresnaye. Dans les lithographies de Léger, les lettres sont en noir. Elles font contraste avec la couleur du pochoir qui a été superposée ultérieurement. Dans l’image où figure une phrase de « Matinée d’ivresse » – « Voici le temps des Assassins » –, ces lettres elles-mêmes deviennent, par leur volume et leur forte présence, le personnage central de l’image (fig. 7) [22]. La couleur rouge du pochoir rappelle le sang, ou le soleil levant. La couleur elle-même représente ce que l’image montre. Elle est délivrée de sa servitude à la forme et devient autonome comme signe. Ici c’est la couleur qui est le langage et, inversement, les lettres insérées deviennent image. Dans Départ, le texte semble la prolongation des lignes fines, des signes ronds ou des agencements de croix à l’opposé de la plasticité rigoureuse des taches (fig. 8). Dans Parade, les lettres typographiques s’intègrent dans la plasticité de l’image comme sur une affiche (fig. 9). Le langage verbal, vecteur primaire de sens, est traité comme une image et incorporé dans le langage plastique.
      Les dessins de La Fresnaye pour les Illuminations sont très différents. Aucune lettre n’y apparaît. Ils suggèrent son refus d’intégrer le langage verbal et, au contraire de Léger, de faire porter au langage plastique un sens qui puisse traduire les « idées plastiques » du langage poétique de Rimbaud. Le peintre dit dans sa lettre que « ces qualités sont tirées de l’ambiance même du livre » (nous soulignons). Ses dessins, dépourvus de titres, tentent d’exprimer la correspondance avec l’esthétique poétique des Illuminations. Comme l’exemple de la série du Jardin que nous avons vu ci-dessus, ils sont inséparablement liés à la réflexion picturale du peintre de cette période. Françoise Lucbert remarque que l’œuvre du peintre de l’après-guerre oscille entre un attachement au cubisme, caractérisé par une évolution vers des formes plus austères et plus épurées, et une nouvelle attirance pour le classicisme qui se traduit par le choix de formes plus proches du réel [23]. Le peintre fait coexister les deux styles à cette époque. Les dessins pour les Illuminations manifestent ce parcours.
      Par exemple, un dessin qui représente sans doute un vase ou un verre sur une table (fig. 10) de la page 58 de l’édition de Matarasso, montre l’objet à l’aide de plusieurs rectangles plats superposés, et la table par une forme aplatie vue de dessus. L’entassement des figures géométriques est réalisé à l’aide de plusieurs couches plates, soulignant ainsi la planéité de la représentation. Le même motif de la table et la composition apparaissent dans une peinture à l’huile peinte en 1920, « La Table Louis-Philippe à la bouteille et au verre ». Mais dans cette peinture, la table sur laquelle sont posés un verre et une bouteille est représentée sous une perspective classique, tout en faisant coexister des rectangles plats qui évoquent le style cubiste. Le dessin pour les Illuminations (fig. 10) s’avère donc être une esquisse de mutation vers la coexistence du cubisme austère et de la figuration traditionnelle. On observe la même ambiance dans d’autres dessins ; dessins de la page 17, de la page 22 ou de la page 25. Ils font coexister un cubisme abstrait avec des formes qui pourraient en elles seules aboutir à une figure plus anecdotique. Un des plus beaux dessins gravé sur bois et inséré en page 53 (fig. 11) est composé également de plusieurs fragments géométriques, tout en insérant des formes qui suggèrent le soleil, une maison, ou un drapeau. Cependant, si l’on rappelle que le dessin inséré en page 32 (fig. 5 ) fait écho avec une série d’études d’un cubisme épuré, on peut dire que les dessins pour les Illuminations relèvent plutôt de la quête d’un cubisme encore plus abstrait. Le peintre semble examiner l’effet de l’abstraction des éléments épurés, tout en conservant certains éléments anecdotiques. Cette association de l’abstraction et de la figuration a quelque chose de commun avec le caractère du langage poétique des Illuminations.
      Certains poèmes des Illuminations montrent une image comme « tableau » ou « dessin » mais la représentation de la vision poétique ne suit pas une perspective traditionnelle. Cet effet est créé par une liaison elliptique et incongrue des mots, comme par exemple dans le poème « Mystique » :

 

Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,
La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous [24].

 

L’élément matériel qui offre le cadre de la vision poétique se constitue d’un élément sonore  qui possède un caractère physique (« tournante et bondissante »), composé d’éléments à la fois concret (« des conques des mers ») et abstrait (« des nuits humaines »). Un dynamisme naît d’un court-circuit des combinaisons des mots dans une phrase condensée. Dans cet univers chaotique sans perspective, l’étendue de l’univers transformée en sensation (« la douceur fleurie ») descend : un acte physique est octroyé à un concept abstrait, condensé d’une manière vertigineuse dans un objet insignifiant, « comme un panier », comparaison née de l’association du ciel étoilé avec « la douceur fleurie » ; et la présence indéniable du monde créé de l’articulation des mots est soulignée par l’usage de la première personne du pluriel et du déictique (« contre notre face », « là-dessous »), pour décrire un événement in situ en face du lecteur. Au sujet de cette technique d’enchâssement, qui évoque l’intrusion d’une présence physique réelle à la surface d’un tableau, Sergio Sacchi qualifie un procédé proche du collage [25].

 

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[16] R. F. Johnson, Artists’ Books in the Modern Era 1870-2000, San Francisco, Fine arts museum, 2002, p. 77.
[17] « Avis de l’éditeur », dans A. Rimbaud, Les Illuminations. Dessins de Roger de La Fresnaye, op. cit., [n.p.].
[18] A. Rimbaud, Les Illuminations, préface de H. Miller, lithographies originales de F. Léger, Lausanne, L. Grosclaude, 1949.
[19] Fernand Léger, catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, Paris, Centre Pompidou, 1997, p. 342.
[20] L. Saphire, Fernand Léger: The Complete Graphic Work, New York, Blue Moon Press, 1978, p. 258.
[21] R. R. Hubert, « Graphisme poétique et poésie graphique : les illuminations de Fernand Léger », dans « Minute d’éveil ». Rimbaud Maintenant, Paris, SEDES - CDU, 1984, pp. 149-157.
[22] Nous présentons ici la reproduction en noir et blanc. Dans la lithographie originale, le pochoir est rouge.
[23] Roger de La Fresnaye, 1885-1925 : cubisme et tradition, op. cit., p. 110.
[24] A. Rimbaud, Œuvres complètes, éd. établie par A. Guyaux, avec la collaboration d’A. Cervoni, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 305.
[25] S. Sacchi, « Rimbaud, peintre "mystique" », Parade sauvage. Colloque n° 2, 1990, pp. 178-186.