L’image écrite dans les livres de poèmes
de Pierre Albert-Birot

- Marianne Simon-Oikawa
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Fig. 1. P. Albert-Birot, Trente
et un poèmes de poche
, 1917

Fig. 2. P. Albert-Birot, La Joie des sept
couleurs
, 1919

      L’appel resta sans réponse, mais Albert-Birot ne renonça pas à sa passion typographique. Comment l’aurait-il pu ? Loin de se décourager devant les difficultés matérielles, il venait au contraire, parallèlement à son activité de directeur de revue, de se faire éditeur ! Son enthousiasme était entier. Dès le n° 4 de SIC (avril 1916), il avait annoncé son intention de se lancer dans l’édition et, en 1917, il avait publié, aux Editions SIC, Réflexions poétiques et reproduction de sculptures – Ary Justman et Chana Orloff, ainsi que son premier recueil de poèmes, Trente et un poèmes de poche. Un brouillon de lettre nous montre à quel point Albert-Birot était conscient des aspects techniques de l’édition, prêt même à en jouer par exemple pour grossir sa première plaquette. On y lit :

 

Voulez-vous me dire s’il vous est possible d’exécuter le petit travail ci-dessous et à quel prix ?
Environ 300 vers à répartir dans une plaquette in-16 Jésus de 64 pages, c’est-à-dire 2 feuilles et une couverture. La composition serait donc à faire sans doute en 12 ou en 14 selon les caractères et avec beaucoup de blancs et de pages blanches. Pour faire plus de dos il faudrait bien entendu brocher par 4 cahiers au moins. Pour le papier il faudrait qu’il joue le luxe, qu’il ne soit pas commun et qu’il ait surtout beaucoup de main afin de faire une plaquette aussi épaisse que possible.
Le tirage, très petit, serait de 150 et il faudrait qu’on puisse vendre cela très bon marché.
Combien de temps vous faudrait-il ?
Comme je commence à faire de l’édition, si vous me faites des prix avantageux, nous pourrons avoir assez souvent affaire ensemble [7].

 

L’aventure de SIC pourtant devait prendre fin en décembre 1919. Quatre ans après la fondation de sa revue, Albert-Birot est devenu un autre homme, il est devenu lui-même. Et pour signifier qu’après avoir été peintre et directeur de revue il est désormais prêt pour une nouvelle vie, il tourne une nouvelle fois le dos à son passé.

 

L’image dans le livre

 

      Ces abandons successifs ne sont pas le signe d’égarements ou d’erreurs de parcours. Ils constituent autant d’étapes nécessaires dans un long processus de maturation, qui le conduisent à se faire artisan du livre, et à introduire peu à peu les images sous forme de poèmes visuels dans ses livres de poèmes. Cette introduction suit elle aussi une évolution : les poèmes visuels font une première apparition discrète dans un recueil qu’Albert-Birot n’imprime pas lui-même, La Joie des sept couleurs, avant d’envahir de manière spectaculaire un livre qu’il pense et réalise entièrement, La Lune ou le livre des poèmes, puis s’effacent, rappelant une dernière fois et tardivement leur existence entre les mains d’un autre éditeur, Les Amusements naturels en 1945.
      La Joie des sept couleurs date de 1919. Le livre, publié par les Editions SIC et imprimé « à l’imprimerie spéciale de “SIC”, le 25 mai 1919 » se présente sous la forme d’un petit recueil de 80 pages. La couverture indique « La Joie des sept couleurs, poème orné de cinq poèmes-paysages hors-texte, le tout composé en 1918 par Pierre Albert-Birot ». C’est un livre écrit d’une coulée, plus ambitieux que Trente et un poème de poche dont les poèmes sont pour la plupart brefs. C’est surtout un livre de joie qui dit le bonheur d’être au monde, de le sentir, de le toucher et de le voir. Les sept couleurs, celles de l’arc-en-ciel, y sont omniprésentes. « Il faut que je fasse un beau poème / parce que je suis bien / parce que mon nez sent les acacias / parce que mes yeux / voient des arbres qui sont heureux / d’être verts / et de se balancer sous le ciel bleu », lit-on à la première page. Mais la joie d’être au monde, c’est aussi celle de le dire, et de l’écrire.
      Et pour l’écrire, Albert-Birot se livre à plusieurs jeux typographiques et de mise en page. Dans Trente et un poèmes de poche déjà, certains poèmes présentaient des dispositifs nouveaux comme, dans le quatrième, la disposition verticale de l’expression « sapins verts », qui contribue à suggérer un paysage, la suppression des espaces dans la séquence « sablemersoleilmaisonsblanchessapinsverts » indiquant de son côté l’étroitesse du lien entre la femme et la nature qui l’entoure (fig. 1).
      Mais dans La Joie des sept couleurs, Albert-Birot va beaucoup plus loin. Il joue d’abord de manière très systématique sur la typographie. On trouve dans le volume des petites capitales (dans la plus grande partie du texte), des grandes capitales et des bas de casse, des caractères romains et des italiques. Il arrive que des lettres ou des groupes de lettres soient répétés comme « cotcotcotcocotcotcot » ou « Hououououou ». La lettre A, disséminée dans le texte sous des formes diverses, s’impose même au centre de la page liminaire du recueil. Plurisémantique [8], le A est surtout la marque du début, celui de l’alphabet bien sûr mais aussi de toutes les aventures. Albert-Birot, poète des commencements, la pose fièrement à l’ouverture de ce qu’il considèrera plus tard comme son « premier grand poème » [9].
      Autant que les variations de la lettre, ce qui frappe d’emblée le lecteur qui ouvre le livre pour la première fois, ce sont les poèmes-paysages qui ponctuent le recueil. Annoncés dès la couverture, ils se distinguent par leur statut hors texte, mais aussi par leur forte visualité. Dans le second, on identifie facilement une maison et un arbre (fig. 2), mais les poèmes les plus intéressants sont sans doute ceux dont la mise en page est la plus abstraite et dont le mode de lecture lui-même bouleverse les codes, comme le quatrième. Albert-Birot le reproduit sous une forme linéaire et horizontale dans le n° 47-48 de SIC, l’assortissant de ce commentaire :

 

Un accident étant survenu au moment du tirage aux clichés qui ont servi à imprimer les 5 poèmes-paysages qui ornent mon livre La Joie des sept couleurs ces poèmes se trouvent assez difficiles à lire, plusieurs personnes s’en plaignent et particulièrement en ce qui concerne le 4ème. Je prends donc le parti d’en publier ici le texte.

 

Si ce poème est si difficile à lire, c’est sans doute parce qu’Albert-Birot y utilise une disposition verticale du texte, isolant chaque lettre de la suivante, comme le fait Apollinaire dans Il pleut. Mais le fait qu’Albert-Birot choisisse de publier le « texte », acceptant du même coup de perdre le « poème », suggère que la spatialisation du texte n’est encore pour lui qu’un ajout, non une part non négociable de la création.
      A bien y regarder, les « poèmes-paysages » eux-mêmes ne remplissent dans le livre qu’une fonction secondaire, essentiellement décorative (le livre en est « orné ») et respiratoire. Dans son manuscrit, Albert-Birot les avait d’abord regroupés en annexe, avec cette précision : « Il y a cinq poèmes-paysages à répartir entre les 80 pages ; je pense qu’on peut en mettre un environ par 15 pages » [10]. S’il revendique leur importance, et les numérote, Albert-Birot ne va donc pas jusqu’à déterminer précisément leur présence à tel ou tel endroit du recueil, après et avant telle autre page. Leur nécessité reste flottante.
      En 1918, Albert-Birot n’est sans doute pas en mesure de penser, et encore moins de réaliser, un livre total dans lequel les poèmes à voir utiliseraient toutes les ressources visuelles de l’écriture et de son support et joueraient un rôle central.

 

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[7] A. Albert-Birot, avant-propos à P. Albert-Birot, Poésie 1916-1920, op. cit., p. 13.
[8] « Le A prononcé à haute voix est tout à la fois exclamation de surprise, de satisfaction, de disponibilité, d’acquiescement, d’interrogation», A. Albert-Birot, « Célébrations », dans Arlette Albert-Birot et Traverses, Traverses, 2011, p. 117.
[9] Dans une interview au micro de la BBC en 1966, citée par A. Albert-Birot dans son avant-propos à P. Albert-Birot, Poésie 1916-1920, op. cit., p. 19. En réalité, Albert-Birot publia sa première plaquette de poèmes (en alexandrins) chez Messein, en 1905, mais il veilla ensuite à faire oublier ces premiers essais, ainsi que d’autres publiés dans des revues (Ibid., p. 9).
[10] A. Albert-Birot, avant-propos à P. Albert-Birot, Poésie 1916-1920, op. cit., pp. 19-20.