Thierry Bouchard et Petr Herel :
une création partagée

- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 2. Novalis, P. Herel, Fragments et grains
de pollen
, 1980

      C’est donc à deux qu’ils vont mener l’aventure éditoriale de Labyrinth Press, en dépit du départ de l’artiste, à la fin de son année d’enseignement, pour l’Australie, où on lui confie la direction du Graphic Investigation Workshop à l’Ecole d’Art de Canberra. Dans un catalogue des œuvres de Petr Herel imprimé en 1988 sur les presses de Thierry Bouchard, celui-ci écrit, en s’adressant au graveur :

 

Tu es un des plus curieux, un des plus acharnés et extravagants lecteurs que l’on puisse imaginer ; jamais je ne t’ai entendu, ou lu, que tu ne sois sur la piste, ou à la recherche d’un texte, exilé dans quelque langue ou perdu dans quelque labyrinthe du temps ou du lieu ; d’un bout du monde à l’autre, un trafic de caisses de livres a toujours laissé derrière ou devant toi son sillage, les envois ne cessent jamais vers ta bibliothèque interminable, imaginaire ou réelle : sans quoi, c’eût été l’exil absolu [5].

 

      L’emblème du labyrinthe, motif que Thierry Bouchard utilise souvent comme signature de son activité de typographe et d’éditeur, est ici métaphoriquement appliqué à la manière dont son ami pratique la lecture, comme une quête recroisant indéfiniment ses pas dans ces carrefours de l’imaginaire que sont les symboles, lieux translucides de la pensée humaine à mi-chemin de la transparence et de l’opacité. C’est là en effet, dans cette bibliothèque à la Borges indéfiniment revisitée, que s’élaborent ces compositions visionnaires transcrites par le burin ou la pointe sèche de Petr Herel, qui jamais n’illustre une œuvre littéraire au sens où l’on entend généralement ce terme, mais l’aspire dans son univers étrange, à partir d’une impulsion venue d’une intime rencontre avec le texte même. Aussi le logo choisi pour estampiller les volumes de la collection est-il un motif tantôt circulaire, tantôt carré, de labyrinthe.
      Ensemble, ils vont élaborer une série de livres qui, tous, seront imprimés en typographie par Thierry Bouchard [6] sur ses presses à Losne et comporteront des interventions de Petr Herel : eaux-fortes en noir ou en couleurs, estampages, gravures sur bois, lithographies, aquatintes et manières noires. L’autre trait qui caractérise Labyrinth Press est son caractère vagabond dans le temps, l’espace et les langues, la plupart des ouvrages étant bilingues ou trilingues. Pour chacun d’entre eux est créée une formule originale : il n’y a pas deux formats semblables dans toute la collection, qui comporte quatre grands livres et une majorité de formats intermédiaires. Le tirage, dont la moyenne se situe autour d’une trentaine d’exemplaires, varie de 9 à 70, et, tous les livres étant précieux, il n’y a pas systématiquement d’édition de tête, sinon, pour certains, un nombre restreint d’exemplaires tirés sur papier rare, éventuellement enrichis des matrices en bois ou des cuivres rayés.
      Le choix des caractères et du papier fait l’objet d’un soin particulier de la part des deux éditeurs, qui en décident ensemble. En ce qui concerne les caractères, outre le Didot utilisé le plus fréquemment, on trouvera le Baskerville, le Garamont, le Bodoni, le Bembo, enfin le Fournier et le Blado. Thierry Bouchard règle subtilement les mises en page typographiques sur ce qui fait à ses yeux l’essence du texte : pour les pensées de Novalis, par exemple, il recourt à la capitale de corps 14, dans l’idée d’en ralentir la lecture, afin d’exalter leur statut d’objets de méditation. De larges marges « donnent de l’air » à la poésie : ainsi, The Journey, traduction anglaise du poème de Baudelaire, imprimé en Baskerville de corps 11, est servi par un grand espace laissé aux blancs ainsi que par la forme, haute et étroite, de la page qui, dans sa dimension verticale, s’accorde à l’élévation de la poésie baudelairienne. Le papier enfin présente une grande diversité d’aspect et de grammage : vélins de diverses provenances, vergé, Chine, Japon, papier népalais et aussi le Zerkall, qui se prête également à l’impression typographique et au tirage des estampes.
      Au début de leur association, les deux amis pensent d’abord à Novalis, un auteur qui les fascine l’un et l’autre depuis des années. D’ailleurs, Petr Herel a déjà réalisé un livre en 1969 à Prague : des Fragments de Novalis traduits en tchèque, illustrés de quinze aquatintes, ouvrage édité à 25 exemplaires et couronné d’un prix par le Musée de la Littérature nationale de Prague. Pour leur livre à eux, Thierry Bouchard laisse à Petr Herel le soin de choisir lui-même des extraits de Fragments et de Grains de pollen ; c’est également le graveur qui opte pour la traduction de Maeterlinck [7].
      Alors que la conception du livre n’en est qu’à ses débuts, le départ de Petr Herel pour l’Australie n’entraînera pas l’abandon du projet : un intense échange de lettres et de documents leur permettra de mettre au point la maquette jusque dans ses moindres détails. C’est de cette manière que, dans les années suivantes, ils poursuivront leur travail en commun, soit par échange de courrier, soit par collaboration directe lors des divers séjours de Petr Herel en France (1985-1986) ou de Thierry Bouchard en Australie (1988-1989). Au cours de leurs trente années de collaboration, ils choisiront – tantôt l’un, tantôt l’autre, mais toujours dans un profond accord – de publier, en plusieurs langues, des auteurs de diverses époques et nationalités : Novalis, John Donne, René Daumal, Pascal Commère, Guillaume Apollinaire, Jan M. Tomeš, Georges Séféris, Gaston Puel, Gérard de Nerval, Pierre Chappuis, Bohuslav Reynek, Dimitris Tsaloumas, Jiří Kolář et Baudelaire. Thierry Bouchard, poète lui-même, publiera dans cette collection cinq titres sous son nom ou sous les pseudonymes de Jean-Baptiste Lysland et de Pavel Zádný.
      La maquette d’un livre en cours de création s’élabore progressivement, d’essais en retouches ; par exemple, pour Fragments et Grains de pollen, Thierry Bouchard avait dans un premier temps réglé la mise en page sur le choix de citations opéré par Petr Herel, sans en modifier l’ordre. Mais, après avoir vu les manières noires que l’artiste avait réalisées pour le texte, dans lesquelles une forme triangulaire, d’estampe en estampe, s’amenuise en tournoyant dans un espace vide, il a reclassé les extraits en fonction de leur longueur, du plus long au plus bref, afin d’accompagner par l’augmentation du blanc le mouvement suggéré par la succession des images (fig. 2). De même, pour le deuxième livre de la collection, Recherche de l’essence et de la définition du lieu (1986), extrait de la Physique d’Aristote [8], la disposition typographique du nom de l’auteur, du titre et du sous-titre, imprimés en forme de croix et de carré, annoncent le contenu des gravures, qui représentent successivement un triangle, un carré, un cercle et une croix de Saint André.

 

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[5] Thierry Bouchard, « Pour Petr Herel », dans Petr Herel, op. cit, n° 2, pp. 8-9.
[6] A l’exception de Υποσχεση / Promise (1997), imprimé par Danie Mellor à Canberra, et du dernier ouvrage, Le Livre des fuites (2007), imprimé par Caren Florance à Canberra.
[7] Novalis, Fragments et grains de pollen [extraits], traduction française de Maurice Maeterlinck, avec 6 aquatintes et 6 manières noires de Petr Herel (tirage par l’artiste à Canberra), Losne, Labyrinth Press, 1980.
[8] Aristote, Physique, Livre IV : Recherche de l’essence & Définition du lieu [extraits], texte grec et traduction de Henri Carteron, avec 4 eaux-fortes (tirées en vert d’eau de Petr Herel par l’atelier Georges Leblanc à Paris) et 4 estampages de Petr Herel, Losne, Labyrinth Press, 1986.