Michel Leiris au miroir de Picasso
- Chiba Fumio
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résumé
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      Le recueil d’essais de Michel Leiris, Brisées, publié en 1966, s’ouvre sur un portrait de l’auteur par Pablo Picasso qui fait office de frontispice. Cette illustration est tirée d’un ensemble de quatorze ou quinze dessins exécutés le 28 avril 1963 [1]. A l’exception du frontispice, cette série n’avait jamais été présentée au grand public avant les expositions Picasso, Léger, Masson : Daniel Kahnweiler et ses peintres (Villeneuve d’Ascq, 2013) et Leiris & Co (Centre Georges-Pompidou à Metz, 2015), dont les catalogues permettent de cerner aisément aujourd’hui les grandes caractéristiques [2]. L’ensemble est exécuté au crayon, et sur chaque dessin la ligne partant du cou jusqu’au sommet de l’ovale du crâne est tirée d’un seul trait. Au niveau de la composition, le sujet, un peu incliné, est présenté de trois-quarts droit. Sur l’œuvre qui fut choisie pour le frontispice, de la couleur a été ajoutée au pastel, alors que les autres sont simplement dessinées au crayon. Le vert sombre sur le fond, ainsi que ces lignes tracées d’un rose vif sur le visage et sur les mains croisées laissent une impression très marquante.
      L’artiste a combiné un profil parfait et une vue de trois-quarts du même sujet, de sorte que, selon l’angle de notre regard, deux portraits distincts nous sont donnés à voir. On connaît déjà ce genre de composition dans les portraits à l’huile des années 1930, avec par exemple le très représentatif Femme nue dans un fauteuil rouge ou Jeune fille dans le miroir en 1932. Cependant ici le traitement de l’œil gauche est très différent de celui de l’œil droit, et par là même, l’impression que les deux visages sont réunis en un seul est d’autant plus frappante. Une autre particularité, que l’on ne retrouve cependant pas systématiquement sur tous les dessins de la série, est la présence de rides, bien visiblement creusées sur le front. Quand cette série fut exécutée Picasso avait déjà 82 ans, Leiris 60 ans passés. Et cependant, si l’on ne regarde dans chaque portrait que la partie en profil les rides s’effacent miraculeusement et l’on voit apparaître le visage d’un homme étonnamment jeune. On assiste alors dans la même et unique image à une compression non seulement de l’espace mais aussi du temps. Le rendu des traits humains du modèle est peu réaliste, et ce à quoi se heurte notre regard en premier lieu est cette déformation.
      Dans son Journal du 28 avril 1963, date à laquelle furent exécutés ces portraits, Leiris, qui séjournait alors dans la villa « La Californie » de Picasso, décrit une promenade sur la plage de Cannes et dans ses environs, mais ne fait aucune mention des dessins. Picasso les réalisa cinq ans et demi après la tentative de suicide de Leiris. Les blessures dues à cet événement s’étaient depuis refermées, et l’état d’esprit de Leiris avait regagné une certaine stabilité. Picasso, avec ces esquisses qui semblent exécutées d’un seul coup de crayon rapide et presque à l’improviste, crée une atmosphère détendue. La date est inscrite en haut à droite tout comme sur la page d’un journal intime. Et sur le dessin qui a servi de frontispice, est écrite avec la date la dédicace « Pour Michel ». Cet ensemble nous apparaît donc comme le signe d’une longue amitié. La manière de travailler de Picasso est presque musicale : elle se rapproche beaucoup de la composition d’un thème et ses variations.

 

Leiris et Picasso

 

      Les nombreuses hallucinations qui ont assailli Leiris alors qu’il était à demi-conscient à l’hôpital Claude-Bernard, dans les quelques jours qui ont suivi la fin du mois de mai 1957, sont décrites en détail dans le troisième volume de La Règle du jeu  Fibrilles. Dans la première d’entre elles, Leiris dans le coma et ligoté littéralement à son lit d’hôpital, s’imagine en train de fuir en secret l’hôpital, et de sauter dans un train en direction de Cannes pour rejoindre Picasso et Jacqueline.
      On ne saurait trop insister sur la place qu’occupait Picasso dans la vie de Leiris. Elle ne tenait pas seulement à des relations littéraires et artistiques : Picasso connaissait bien la famille Kahnweiler. Daniel Kahnweiler était le beau-père de Leiris : la femme de celui-ci, Louise, était la fille de l’épouse de Kahnweiler, Lucie Godon [3]. En 1941, pendant l’occupation de Paris par l’armée allemande, Kahnweiler, de confession juive, confia à Louise la direction de sa galerie, qui porta alors le nom de galerie Louise Leiris. Quand, la guerre finie, Kahnweiler reprit son activité de marchand d’art, il installa son bureau personnel dans un coin de la galerie, et se chargea exclusivement des affaires concernant les nouvelles œuvres de Picasso. Déjà reconnu comme marchand de Picasso, il redevint son vendeur attitré, et ses liens privilégiés avec l’artiste devinrent un élément clé pour l’activité de la galerie. Accompagnant cette évolution, Leiris rédigea plusieurs textes sur Picasso, notamment à l’occasion d’une nouvelle exposition des œuvres de l’artiste.

 

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[1] L. Yvert, Bibliographie des écrits de Michel Leiris, 1924 à 1995, Jean-Michel Place, 1996. Dans cet ouvrage sont reproduites les deux illustrations des pages de frontispice de Brisées de Leiris et d’Alcools d’Apollinaire. Presque un demi-siècle sépare ces deux éditions parues au Mercure de France, mais elles se ressemblent dans leur mise en page, notamment par le frontispice représentant un portrait de leur auteur dessiné par Picasso, même si le portrait d’Apollinaire, datant de la période cubiste, diffère définitivement par son aspect de celui de Leiris. Le portrait qui sert de frontispice pour Brisées illustrera aussi la couverture du recueil d’essais de Leiris, Zébrage, mais cette fois imprimé en noir et blanc. Voir M. Leiris, Zébrage, Paris, Gallimard, 1992.
[2] Picasso, Léger, Masson : Daniel-Henry Kahnweiler et ses peintres, Lam, 2013 ; Leiris & Co, A. de la Beaumelle, A.-L. Bernadac et D. Hollier (dir.), Paris, Gallimard et Centre Pompidou-Metz, 2015.
[3] J. Jamin, éditeur du Journal de Leiris, aborde pour la première fois cette question de façon directe : il en fait mention dans la préface du même livre.