Heur(t)s et métamorphoses d’un phénix :
le livre de création dans LivrEsC

- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 3. L. Roquin, M. Métail,
Le livre de musique
, 2010

Fig. 4. S. Mallarmé, Jamais un coup de dés n’abolira
le hasard
, 1897

      C’est ce même sens restrictif de l’expression « livre d’artiste » qu’adopte Didier Mathieu, directeur du Centre des livres d’artistes de Haute-Vienne, lorsqu’il oppose à la tradition française, « prenante » et « sclérosante », du « beau livre imprimé » le « livre d’artiste au sens strict » [24]. Dans les faits, cette acception restrictive s’est vue contredite par l’usage général et souple qu’ont continué d’en faire en France les artistes comme les critiques [25]. Mais plus gênant est le fait que l’expression française « livre d’artiste » était déjà couramment employée dans le monde anglo-saxon dans un sens proche de celui de « livre de peintre » [26], tandis que le terme artist’s book [27] ou « artists’ book » correspondait plus strictement à celui du « livre d’artiste » au sens d’A. Moeglin-Delcroix : selon J. Drucker, l’artist’s book s’oppose par exemple aux traditions antérieures du livre de création, caractérisées par des « éditions limitées » [28]. L’amateur de termes de typologies souhaitant s’orienter dans ce labyrinthe pourra consulter l’utile recensement des usages anglophones de chaque expression proposé par D. Chappell en 2003 [29]. Notons seulement ici que la pertinence de ces catégories est globalement mise à mal et que la cacophonie critique et linguistique domine pour l’usager profane. Devant ces étiquettes, hétérogènes selon les périodes, les langues et les locuteurs, le classement générique des ouvrages du corpus LivrEsC en est resté au stade d’un sage renoncement. Nous avons choisi pour le projet, comme pour cette contribution, d’employer l’expression plus récente de « livre de création » [30] dans le sens le plus large possible. L’origine récente du terme évite de cumuler des sens connotés différents et l’expression n’a pas l’inconvénient de viser un type de technique (livres « peints », livres à « gravures ») ou de genre sémio-artistique (livre « à frontispice ») ou de producteur (« livre d’artiste », « livre de peintre ») ; elle ne possède pas de connotation axiologique (livre « de qualité » [31]). Elle n’a pas vocation à remplacer une expression précédente mais à englober de façon commode ce qu’on aurait pu appeler « livre d’art » si cette expression n’avait déjà reçue des connotations elles aussi restrictives [32] ou ambiguës [33]. On précisera chaque fois que nécessaire l’emploi en contexte des autres expressions mentionnées.
      Au-delà du territoire critique dont la tendance à la classification a montré ses limites, le livre de création français s’éclaire autant sinon mieux par les auteurs et les œuvres qui ont imprimé leur influence sur son histoire. Mallarmé a ouvert à lui seul quatre branches majeures de développement : Le Corbeau réalisé en collaboration avec Manet en 1875 a produit, un an après Le Fleuve de Cros et Manet, un exemple cardinal de livre nouant une relation originale entre le texte et l’image qui servira de référence aux créateurs ultérieurs. Conçu comme un bijou précieux et doté de cordons pour son ouverture, L’Après-midi d’un faune (1876) met en relief l’enveloppe du livre, annonçant les œuvres qui interrogeront après lui les modalités d’ouverture du codex, sous des formes discrètes puis de plus en plus manifestes avec l’émergence des livre-objets conçus par Georges Hugnet et des emboîtages de Duchamp. Les Notes en vue du Livre concevant un dispositif combinatoire précurseur de multiples explorations contemporaines et l’unissant à la performance gestuelle et/ou orale de l’énoncé prélude au genre du livre-partition (fig. 3) [34] et aux oro-livres [35]. Le Coup de dés (1897) – incontestablement le plus influent sur le domaine de la création dans le livre (fig. 4) – ouvre la voie aux livres qui réactiveront la part visuelle et spatiale du texte occidental. L’onde de choc produisant une cascade de réinventions et de réinterprétations dure encore comme l’attestent le récent numéro de la revue Ligature consacré aux rééditions de Mallarmé par des artistes contemporains (2015) [36] et l’exposition de livres d’artistes français proposée par P. Van Capelleven au Grolier’s club (2016) où la tutelle du Coup de dés demeure prégnante [37]. Plus inattendue et plus discrète est la fécondité d’Alfred Jarry et du cycle d’Ubu sur le livre de création français : si son influence sur Apollinaire et les surréalistes est bien connue, les réinterprétations créatives de son œuvre sont rarement citées dans le continuum effervescent qu’elles engendrent de Vollard (1932) à Massin (2012) en passant par Miró et Arrabal [38]. L’influence de Jarry réside autant dans la dimension verbale qu’iconique voire graphique de l’œuvre : la transposition d’Ubu roi en livre d’artiste proposée en 1982 par Albert DuPont et l’artiste chilien Matta réemploie par exemple les caractères typographiques archaïsants choisis par Jarry dans une mise en scène facétieuse animant le livre comme un petit théâtre [39]. Comparativement au Coup de dés et à Ubu roi, peu d’œuvres de création se présentent comme une transposition explicite et directe des Calligrammes d’Apollinaire. Pourtant, entre 1917 et 1924, une constellation d’œuvres présentes dans LivrEsC rejoignent le lyrisme typographique proclamé à la conférence « L’esprit nouveau et les poètes » (1917) : Spirales de Paul Dermée et Henri Laurens (1917), Tour d’horizon de Marcel Willard et Raoul Dufy (1920), Escales de Jean Cocteau et André Lhôte (1920) Demi-cercle de Juliette Roche et Albert Gleize (1920). Ces œuvres exploitent chacune à leur façon la dimension spatiale du typogramme c’est-à-dire d’un texte jouant avec la typographie et effleurant parfois le calligramme. C’est donc à une influence générique – l’œuvre donnant lieu à un nouveau genre – plutôt qu’éditoriale – l’œuvre donnant lieu à des rééditions ou transpositions du même texte – que l’on assiste avec la filiation d’Apollinaire. Dans son sillage, s’affirmeront les explorations visuelles ou textuelles de Leiris [40] ou de Tardieu [41] et, entre temps, la poésie spatialiste et concrète des années soixante non exempte de tentation calligrammatique [42] malgré un discours en surface distanciateur [43]. Si le recul manque encore pour percevoir les influences majeures de la seconde moitié du XXe siècle, l’œuvre de Queneau inspire à l’évidence sur le livre de création français une approche joueuse et décalée du livre : l’inversion des rapports illustratifs traditionnels entre texte et image s’impose avec Monuments (Queneau écrit des textes pour les burins de l’artiste Jean-Paul Vroom en 1950) puis avec le projet de L’Histoire d’un livre conçu avec Arnal dès les années 1960 et dont la publication aboutira en 1995 [44] puis en 2002 [45] à deux éditions où l’écriture s’insère de façon originale dans l’image qui la précède en genèse [46] ; plus connue du grand public, la verve typographique et expressive des Exercices de style a fait date grâce à l’inventivité conjuguée de Massin et Carelman [47] ; la combinatoire des Cent mille milliards de poèmes a été mise en action, avec le succès que l’on sait [48], grâce à la structure en lamelles conçue par Massin (1961) et le modèle arborescent du Conte à votre façon (1967) mis en livre de façon originale par John Crombie et Sheila Bourne en 1982 ; citons encore le récent « livre d’artiste » de Shirley Sharoff La Marelle à trois temps dont le texte a été emprunté à Morale élémentaire [49]. On comprend pourquoi la critique, malgré ses multiples tentatives, a peiné à donner une classification homogène du livre de création français : celui-ci se révèle davantage dans une évolution à branches multiples que dans des étiquettes génériques étanches. Inspirés par ces exemples, les créateurs de livres du XXe siècle ont peu à peu repensé leur support de création et remis en question les principes limitatifs issus de l’ère imprimée : le dispositif de la page divisée par son pli central, l’ordre de lecture séquentiel dérivée de la forme relié du codex, les combinaisons cloisonnées du texte et de l’image, la dimension lisible et non « visible » des formes matérielles de l’écriture. L’histoire économique et technique est venue accentuer ces ferments de la métamorphose, en bousculant les facteurs d’évolution du livre imprimé et en suscitant des réponses différenciées de la part de ses acteurs.

 

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[24] D. Mathieu, « Livres d’artistes », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), janvier 2000, p. 58.
[25] Voir Dictionnaire encyclopédique du livre, op. cit., cité par S. Graimprey qui reprend l’expression « livre d’artiste » au sens usuel large après avoir cité le sens restrictif d’A. Moeglin-Delcroix : S. Graimprey, Patrimoine et création : acquisition, signalement et valorisation des livres d’artistes en bibliothèque, ENSSIB-Université de Lyon, 2012, p. 19. La genèse des emplois de l’expression « livre d’artiste » et sa généralisation sont explicitées dans A. Coron, op. cit., pp. 90‑91.
[26] Voir par exemple l’usage qui en est fait dans l’ouvrage The Dialogue Between Painting and Poetry: livres d’artistes, 1874-1999, J. Khalfa (dir.), Cambridge, Royaume-Uni, Black Apollo Press, 2001, qui recouvre l’espace de production du livre de peintre et de dialogue depuis Mallarmé.
[27] D. Chappell, « Typologising the Artist’s Book », Art libraries journal, 28 avril 2003, p. 16 voir la rubrique « Livre d’artiste ».
[28] J. Drucker, “Artists’ books were to counter the traditions of fine press, limited editions livres d’artistes”, cité dans D. Chappell, art. cit., p. 16.
[29] Ibid., pp. 12‑20.
[30] L’expression « livre de création » a été employée par P. Fulacher dans sa thèse sous la direction de M. Sicard : P. Fulacher, Esthétique du livre de création au XXe siècle : du papier à la reliure, Paris 1, 2004.
[31] V. Michel, Essai sur de livre de qualité, Compagnie française des Arts graphiques, 1948.
[32] Voir par exemple F. Haskell, La Difficile Naissance du livre d’art [The Painful Birth of the Art Book], trad. Marie-France de Paloméra et Marie Lionnard, Paris, Réunion des musées nationaux, 1992.
[33] Voir l’« Avertissement » du numéro consacré aux « Arts du livre » de Métiers d’art, décembre 1990, n° 43.
[34] Voir ici même cahier de créations œuvres exposées, mais aussi les livres d’artiste suivants : M. Métail et L. Roquin, Cent pour cent, Paris, 1998. L. Roquin, Le Son d’une ville/Der Klang einer Stadt: Berlin, Paris, Despalles, 2008. L. Roquin, Charivari, Rencontres, 2009 ; Hors-champ. Journal de sons, Tarabuste, 2010. L. Roquin et M. Métail, Le Livre de musique, Voix éditions, 2010.
[35] J.-P. Bobillot, « Poésies sonores : pourquoi une approche médiopoétique et comment ? », dans H. Campaignolle-Catel, S. Lesiewicz et G. Théval (dir.), Livre / Poésie: une histoire en pratique(s), Paris, Editions des Cendres, 2016.
[36] « Stéphane Mallarmé et le livre d’artiste », Ligature, n° 8, 2015.
[37] Mallarmé y est cité à dix reprises et pour moitié d’entre elles, pour une œuvre dérivant d’Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard : P. Van Capelleveen, Voix et visions. La collection Koopman et l’art du livre français, op. cit., pp. 72, 74, 91, 152, 202.
[38] Voir  H. Campaignolle, S. Lesiewicz, « Ubu version LivrEsC: un principe réactif », dans Alfred Jarry : du manuscrit à la typographie, actes du Colloque de Reims, textes réunis par H. Béhar et J. Schuh, Paris & Tusson, SAAJ & Du Lérot éditeur, 2014.
[39] A. Jarry, R. Matta et A. Dupont, Ubu roi : drame en cinq actes, Paris, Atelier Dupont-Visat, 1982. Consulter la notice.
[40] M. Leiris, A. Masson, Glossaire j’y serre mes gloses, Paris, Editions de la Galerie, 1939. Voir la notice.
[41]  J. Tardieu et P. Alechinsky, Poèmes à voir, Paris, RLD, 1986. Consulter la notice.
[42] P. et I. Garnier, Esquisses Palatines, André Silvaire, 1971.
[43] « Il y a certains poèmes concrets qui ont l’apparence d’un calligramme (…) mais ce n’est qu’une faible partie de la poésie concrète » affirmait ainsi P. Garnier en 1980 (voir A.-M. Bassy, G. Blanchard, M. Butor et al., « Du calligramme », Communication et langages, vol. 47 / 1, 1980, pp. 47-60).
[44] R. Queneau et Fr. Arnal, L’Histoire d’un livre, Paris, Marval, 1995.
[45] R. Queneau et Fr. Arnal, Histoire d’un livre, Arles, Actes Sud, 2002.
[46] Pour l’ouvrage dans LivrEsC, voir la notice. On pourra consulter l’article de Claude Debon intitulé « Histoire d’un livre » dans H. Campaignolle, S. Lesiewicz et G. Théval (dir.), Livre / Poésie : une histoire en pratique(s), op. cit, pp. 67-73.
[47] R. Queneau, Cl. Leroy, J. Carelman, et al., Exercices de style, Paris, Gallimard, 1963.
[48] L’ouvrage imprimé au départ à 5 000 exemplaires en est à la 10e réimpression. Voir Massin, « Un trajet expressif chez Queneau : Cent mille milliards de poèmes, Exercices de style, "Si tu t’imagines" » dans H. Campaignolle-Catel, S. Lesiewicz et G. Théval (dir.), Livre / Poésie : une histoire en pratique(s), op. cit., p. 78.
[49] R. Queneau, S. Sharoff, J.-J. Sergent et al., La Marelle à trois temps, Montreuil, S. Sharoff, 2008.