Entr’acte – Ecriture et dessin dans
l’œuvre de Valerio Adami

- Melina Balcázar Moreno
et Amelia Valtolina

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Fig. 13. J. Frémon et V. Adami,
« On ne voit pas ce qu’il vise », 1980

Fig. 14. J. Joyce, V. Adami, She weeps
over Raboon
, 1991

Fig. 15. J. Kober et V. Adami, « Apéritif
d’olives », 2007

      Le travail de celui qui peint n’est donc pas comparable au travail de celui qui écrit, comme tient à le souligner Adami : « […] les deux registres, peinture et poésie, sont profondément différents. Je crois que l’Ut pictura poesis est une pensée erronée : les coups d’œil du peintre et le temps nécessaire à l’écriture d’une phrase et à sa lecture sont incomparables » [17]. C’est à partir de cette différence radicale qu’il aborde et interroge l’inscription de l’image dans le livre. En d’autres termes, ses différentes collaborations avec des écrivains et poètes ne cherchent pas à illustrer ou à traduire le texte en images, elles sont au contraire une tentative pour l’interpréter, au sens intellectuel et musical du terme. Car d’après lui l’artiste doit trouver une position stratégique pour lire le texte, ou bien plutôt pour le donner à lire autrement : une stratégie indirecte, une sorte de « lecture en diagonale », celle de la ligne oblique qui traverse et coupe.
      Dans la réflexion du peintre sur l’espace de la page et la toile, cette ligne traversante traduit également le rapport entre l’imagination poétique et la rationalité : l’imagination se situerait dans ce qui est oblique, en biais, dans ce qui prend des directions inattendues, alors que la rationalité se trouverait dans le croisement qui (nous) structure entre verticalité et horizontalité. Cette croix dont l’œuvre d’Adami s’attache à déconstruire la signification, ce que son Etude pour dessin d’après Glas, évoquée précédemment, avait déjà mis en évidence au moyen d’un dispositif faisant écho à celui du livre de Derrida, également composé en colonnes : des phrases de Glas manuscrites par Adami s’y trouvent coupées en quatre et mises en croix par la partition décalée de la page [18]. Comme le souligne Jacques Derrida, ces lignes dessinent en même temps le t qui dit le trait et la tombe, et le x du chiasme (chi/ich), de « deux pulsions de mort [qui] se croisent en X, double diagonale pour tenir en vie la surface investie, les deux fois deux parties » [19]. Autrement dit, la différence maintenue et cultivée par Adami entre les deux codes – visuel et écrit – produit un excès, une surenchère dans la signification. Et c’est dans ce sens que son travail avec des écrivains pourrait être considéré comme chiasmatique.
      On retrouve plus particulièrement cette manière de disposer les figures sur la page, par exemple, dans L’Exhibitionnisme et sa pudeur. Placés sur la belle page, ses dessins se déploient sur l’espace délimité par un cadre noir, qui est divisé par la posture de la figure située au centre et disloquée par les lignes qui la traversent tout en la (dé)formant (fig. 13). La phrase qui y est inscrite en suivant la ligne médiane du dessin apparaît elle-même coupée, syncopée, et la narrativité de l’image suggérée par l’inscription qui décrit la scène (« on ne voit pas ce qu’il vise ») se trouve de la sorte suspendue par les lignes du dessin [20]. Le dessin d’Adami s’offre ici comme une lecture visuelle du texte qui intensifie sa complexité, tout en se donnant à interpréter à son tour.
      De nouvelles significations surgissent de cette rencontre entre le texte et l’image qui cherche à produire des points d’intersection. Un travail de l’angle, de ce qui fait angle, déjà présent dans ses dessins est déterminant dans son approche du livre, ou bien plutôt de la page, dont il explore les potentialités. Son approche notamment de la double page permet de saisir la manière dont il se sert du pli : les effets de miroir, les lignes qui s’interrompent tout en se prolongeant, comme dans le livre de Joyce [21] (fig. 14), mettent en regard l’image elle-même, la disjoignent, comme une manière de rendre visible l’impossible coïncidence avec soi-même.
      Une autre approche du livre se manifeste dans Un temps fustigé par la mer, où les illustrations occupent la totalité de la page. Pour chacun de sept dessins qui ponctuent le poème de Bulteau, les mots manuscrits qui reprennent le début de chaque strophe sont placés au bord, à gauche, en suivant l’angle des coins de la page. Le foisonnement des traits – réalisés au stylo et non au crayon, selon la pratique habituelle d’Adami – dont surgissent les figures contraste avec les fines lignes du tracé des lettres qui, à certains endroits, débordent et s’insèrent dans les dessins (fig. 15). La reprise fragmentaire des mots du poème par l’artiste joue, au moyen de la répétition, de la différence entre typographie et écriture manuscrite. Isolés du vers, de la séquence linguistique, les mots peuvent être perçus en tant que trait, forme, et selon une spatialisation inhabituelle qui accentue leur valeur plastique.
      En effet, outre le fait que l’approche du texte par Valerio Adami ne se limite pas à la question du sens, il se propose aussi d’explorer son aspect scriptural, souvent négligé, afin de l’aborder en tant qu’inscription, ligne, forme. Et c’est ce que ses livres calligraphiés donnent à voir, où son travail de la ligne rapproche l’écrit du tracé, du dessiné, et inversement. Ainsi, ses collaborations pour Sang de Jacques Dupin, mais aussi Inter ærias fagos de Pascal Quignard, travaillent autrement le rapport texte/image en transformant l’écriture elle-même en image. Le peintre y aborde la lettre comme il le ferait avec un corps : la mémoire du geste d’écriture, qui tout en créant se souvient, s’active dans son travail des caractères de la calligraphie latine [22].

      Sang [23] trouve son origine dans l’amitié qui liait Jacques Dupin et Valerio Adami. C’est à l’initiative de Dupin que le projet d’illustrer ce long poème est entrepris par le peintre. Cependant, on ne peut pas parler d’une véritable collaboration entre eux en ce qui concerne la conception du livre lui-même. Comme le signale Adami, Dupin avait une réelle difficulté à parler de sa poésie et, malgré ses tentatives pour connaître les idées du poète autour de l’illustration de son texte ou ses motivations pour l’écrire, il maintint son silence en lui laissant une totale liberté d’interprétation et d’exécution [24]. L’utilisation de la calligraphie et du dessin pour l’illustrer relevèrent donc du peintre, comme s’il s’agissait de son côté, en assumant cette totale liberté, d’une réponse amicale au texte manuscrit par Dupin en 1972, à partir d’un de ses tableaux, Divagation devant un tableau d’Adami (Théâtre).

 

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[17] V. Adami en dialogue avec P. Quignard, « De la création », dans Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 50.
[18] Voir à ce sujet M. Calle-Gruber, « X (ça m’apprendra) », dans Jacques Derrida, la distance généreuse, Paris, La Différence, 2009, p. 173.
[19] J. Derrida, « +R (par dessus le marché) », op. cit., p. 183.
[20] Dans Le Mal des mots, où des dessins en pages simple et double se combinent avec un travail des vignettes, on retrouve également dans le frontispice ce même cadre qui assigne à l’image une place bien définie sur la page. Le partage en quatre sections principales donne à lire les figures et les mots manuscrits du titre à partir d’une disjonction qui dédouble le sens de l’ensemble : des éléments allégoriques (fenêtre, machine à écrire), voire stéréotypés (cœur transpercé par une flèche), amplifient le sens de l’étreinte de deux personnages qui domine la partie gauche du frontispice.
[21] Et ce d’autant plus qu’il s’agit d’une édition bilingue, mettant en regard l’original et sa version italienne. On pourrait parler pour ce livre d’une juxtaposition d’interprétations du poème de Joyce.
[22] La calligraphie est un moyen pour Valerio Adami de lutter contre la spontanéité du geste et de s’imposer une écriture détachée de lui-même, de ses états d’âme, qui se tournerait ainsi vers les autres. Il cherche à rendre son écriture manuscrite impersonnelle, et en cela proche de la lettre imprimée.
[23] Pour une analyse plus complète de cet ouvrage, voir la notice critique que nous avons réalisée pour le site Livres (Espaces) de Création. Bibliothèque numérique de la BLJD.
[24] Entretien avec Valerio Adami dans le cadre de la Journée d’étude, « Ecriture manuscrite écriture imprimée dans le livre de création », Paris, Université Sorbonne Nouvelle, UMR Thalim, 11 juin 2015.