Les jeux typographiques d’un poète sonore :
VUAZ (2013) de Vincent Tholomé

- Jan Baetens
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Fig. 3. V. Tholomé, VUAZ, 2013

      En soi, ce genre de manœuvres s’écarte peu de la tradition calligrammatique, dont on trouverait ici une forme légèrement moins littérale. L’insistance sur ce modèle connu risque même de faire oublier ce qui représente la grande nouveauté de VUAZ : l’exceptionnelle parcimonie des moyens typographiques mis en œuvre. Mais comment la décrire, et surtout : comme en faire ressentir l’originalité ?
      Une fois passé le premier effet de surprise, l’impression qui domine est, paradoxalement, celle d’une forme d’arte povera. VUAZ explore de nombreuses possibilités typographiques de la ligne et de la page, mais il s’abstient rigoureusement de toute surenchère au niveau de la lettre. Tholomé et Masson ont choisi une police neutre, une variante du Times New Roman, et la taille des lettres reste également invariable d’un bout à l’autre. Une telle discrétion est rare dans ce genre de textes : le réflexe « naturel » de tout auteur qui a envie de jouer avec l’héritage du calligramme serait de jouer avec l’apparence des lettres. Que visent donc Masson et Tholomé en s’interdisant ce type d’interventions ?
      Tout d’abord, l’identité matérielle des lettres donne plus de poids aux fluctuations incessantes de la ligne, dont on a vu qu’elle s’organise autour d’un axe mobile. Cela permet de faire naître des effets de drapeau à gauche et à droite, « en haut » et « en bas ». Cela permet aussi de pourvoir le défilé irrégulier des lignes d’un contrepoint stable, sans lequel le rythme textuel ne pourrait plus être mesuré [4]. En l’absence d’un tel jalon, le sens du rythme ne peut que se perdre. Pour des raisons de lisibilité, éviter les effets de parasitage est donc capital : toute figure visuelle supplémentaire serait susceptible de faire dévier l’attention vers autre chose et partant de brouiller les pistes. Dans VUAZ, les manipulations de la lettre seraient une surcharge inutile et, tout ornement étant ici un crime, un obstacle à la perception de la base rythmique du texte, la basse continue que représente l’axe sinueux de la ligne. La stratégie de VUAZ, qui à première vue s’abstient de faire ce qu’on s’attend à trouver dans un livre qui transpose une expérience avant tout sonore, est donc au service de l’écoute et de la voix, mais de façon très subtile : l’image écrite du texte n’a pas pour but de faire entendre les variations et les exploits des performeurs et des instruments, elle se limite à faire ressortir, sobrement mais avec grande force, ce qui est au cœur de toute expérience sonore d’un corps vivant, le rythme, l’alternance de moments accentués et inaccentués. VUAZ ne copie pas un son, il fait voir un rythme (fig. 3).
      En second lieu, la similarité typographique des lettres accentue aussi l’emploi très original de la ponctuation. Dans VUAZ, les rapports traditionnels entre les deux grands groupes d’éléments typographiques, lettres d’une part et signes de ponctuation d’autre part, s’inversent : les derniers prennent ici une importance qui est généralement réservée aux premières. Or, l’écart entre ces deux catégories n’est pas soulignée par des transformations « internes », des changements de taille ou de couleur, par exemple, mais à l’aide d’un travail sur le paramètre le plus rythmique qui soit, la distance matérielle entre les signes. Cette nouvelle mobilisation du rythme ne peut que renforcer la cohésion et partant l’efficacité du langage visuel de Masson et Tholomé. Partout, c’est bien la tentative de repenser le rythme à partir d’éléments purement visuels qui est en jeu : d’abord par les noirs (l’organisation des lignes sur la page), ensuite par les blancs (l’espacement des unités sur la ligne).
      Dans VUAZ, la distance entre les éléments est invariable au niveau des lettres, mais varie grandement dès que le texte se met à ponctuer. Chez Masson et Tholomé, les signes de ponctuation obéissent à la même logique d’économie que le reste du livre. La ponctuation, qui dispose en principe d’une palette très large, se concentre sur l’élément le plus neutre et le plus pauvre qui soit, le point. Toutefois, l’adoption de cette contrainte est source de richesse et d’invention. En effet, le point n’apparaît pas toujours seul, on le trouve souvent en série, mais ces enchaînements de points ne sont jamais mécaniques ou indifférenciés. Ils ne sont nullement à interpréter comme une expansion des points de suspension. Les suites de points prolongent les phrases jusqu’au bout de la ligne et parfois même de la page, un peu à la manière des images imprimées à bords perdus, pour y ajouter un rythme supplémentaire et variable. Comme l’espace entre les points n’est pas toujours le même, la plasticité d’un signe de ponctuation aussi banal que le point redevient tout à coup énorme.
      Corollairement, cet emploi singulier de la ponctuation offre un nouveau dynamisme et une nouvelle signification au lieu commun par excellence de la poésie moderne, c’est-à-dire le blanc. Le blanc n’est plus ce qui s’oppose au noir des signes, il doit se lire et se penser aussi par rapport au blanc entre les signes. Le changement qui en résulte paraît modeste, mais son impact est considérable : Masson et Tholomé redonnent au blanc une richesse qui en fait de nouveau le signe « alternatif » qu’il n’a jamais cessé d’être en peinture mais que les protocoles typographiques de l’écriture alphabétique occidentale avaient fortement ébréché.
      Contrairement aux apparences, VUAZ n’est pas la transposition visuelle d’une expérience sonore ou scénique, ni la tentative de mimer sur la page un spectacle lié à la genèse in situ d’une œuvre écrite en résidence. Certes, le lecteur peut reconnaître une tempête de neige dans le chaos maîtrisé des lignes tortueuses diversement prolongées d’une théorie discontinue de points. Mais en dernière instance ce livre interroge les données fondamentales du rythme et du sens de l’écrit dans l’imprimé : d’abord la ligne, comme élément de mesure, unité métronomique, repère de tout calcul rythmique ; ensuite la ponctuation, dont la fonction n’est plus celle de « finir » les phrases mais de transformer les lignes en pages et les pages en espaces rythmiques complets ; enfin le blanc comme signe à part entière. Par cette réflexion, VUAZ réinvente la lecture à voix haute en régime imprimé, tout en redéfinissant ce que nous entendons par typographie et ponctuation [5]. La typographie ne devrait pas servir uniquement à redoubler une signification construite ailleurs, dans la production orale du message mais servir au contraire à rendre le sens du langage verbal plus dense, plus riche, en un mot plus divers. De la même façon, la ponctuation ne peut être réduite à un outil qui aide à renforcer la structure et la signification des unités du discours oral, mais s’instituer en une technique d’arrangement spatial dont la fonction serait de penser l’écriture en termes de montage visuel.

 

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[4] Pour une discussion technique des problèmes d’évaluation du « rythme » textuel et de la « vitesse » de lecture, deux questions intimement liées tout en étant aussi relativement indépendantes l’une de l’autre, voir J. Baetens et K. Hume, « Speed, Rhythm, Movement. A Dialogue on K. Hume’s Article “Narrative Speed” », Narrative 14 (3), 2006, pp. 351-335, et A. Yahav, « Sonorous Duration: Tristram Shandy and the Temporality of Novels », PMLA, 128 (4), 2013, pp. 872-887. Chacun de ces travaux prolonge les réflexions pionnières de Gérard Genette dans Figures III (Paris, Seuil, 1972) et ses propositions de calcul du rythme narratif.
[5] En ce sens, un livre comme VUAZ illustre la dimension profondément culturelle et donc historiquement variable du « sens » de la ponctuation. Pour une analyse des transformations du point, autrefois marqueur du passage d’une phrase à l’autre, aujourd’hui doté de significations tout autres, voir J. Scheible, Digital Shift. The Cultural Logic of Punctuation (Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015). Voir notre compte rendu sur le site de Leonardo, juillet 2015.