
Francis Ponge et  Eugène de Kermadec : 
    autour du Verre d’eau
    - Ayabe Mami
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      Choisissant  dans ses textes de traiter de choses quotidiennes, Francis Ponge cherche à  articuler chaque « objet » avec son nom, de façon étymologique et  logique. Sa recherche constante des relations entre la chose et le mot donne à  voir, de manière explicite ou analogique, sa pensée et sa poétique. Le  Verre d’eau, texte  autoréflexif, ne fait pas exception, mais il se distingue d’autres textes par la  forme de collaboration instaurée avec le peintre Eugène de Kermadec ainsi que  par sa date de parution, 1949. C’est en effet autour de cette année que Ponge  commence à publier des textes qui appartiennent au genre du « journal  poétique », textes composés d’une série de notes datées, fragmentaires et  sans construction précise. A la même époque également, le poète se met à  publier des écrits sur l’art et noue des relations avec des peintres et des  sculpteurs.
      La  première édition du Verre d’eau porte le sous-titre « recueil  de notes et de lithographes », et comprend 41 lithographies d’Eugène de  Kermadec. Le texte de Ponge sera intégré en 1961 dans le deuxième tome du Grand  Recueil intitulé Méthodes, qui rassemble des textes plutôt  théoriques, sans que les lithographies soient reprises. Ce choix indique que  Ponge considère Le Verre d’eau, malgré son titre anodin, comme un  texte théorique. La date de parution initiale et l’intégration ultérieure dans Le Grand Recueil montrent l’importance  de ce texte dans les rapports que le poète entretint avec les arts plastiques.  Nous essaierons d’abord d’analyser le processus d’abstraction à l’œuvre dans Le  Verre d’eau, puis de mettre en perspective le  texte du point de vue des affinités entre Ponge et Kermadec, afin de montrer sa  singularité dans ses liens étroits avec l’image.
L’« abstraction » du verre d’eau
      Après  la parution du Parti pris des choses en 1942, composé de textes  relativement brefs et construits, Ponge commence à publier des notes  préparatoires, « brouillons » au sens conventionnel du terme, comme s’il  s’agissait de textes définitifs. Comportant une série de notes prises à propos  d’un objet, ce « journal poétique » montre des variations et les diverses  étapes qui conduisent à un poème. Après quelques réticences initiales à l’égard  de ce type de publication, Ponge prolonge l’exercice jusqu’à la publication de  textes manuscrits en fac-similé. Chaque note comporte une date, un lieu,  parfois une heure, comme un document enregistrant la vie et la création de l’auteur.  L’évolution qui apparaît montre le mouvement de production du texte, d’autant  plus manifestement qu’elle se passe dans le discours autoréflexif. A l’intérieur  du texte se côtoient des moments créatifs et des commentaires, ce qui donne l’impression  que le texte se produit sous les yeux du lecteur.
          Comme  les autres textes sur des objets, Le  Verre d’eau se développe autour  des observations physiques et linguistiques du verre d’eau. Dans « My creative  method », Ponge déclare que sa poésie s’appuie sur la formule : « LE  PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS » [1]. Visant l’adaptation du texte à l’objet,  la méthode consiste à rapprocher le mieux possible l’expression verbale de la  chose en question, par la matérialité phonétique, visuelle et sémantique des  mots. En faisant correspondre le texte à la façon d’être du verre d’eau, à la  structure de ses deux matières différentes mais toutes deux transparentes,  Ponge compose le texte en deux parties et propose plusieurs paires d’éléments  contradictoires mais coexistant dans l’objet : l’eau et la pierre, le  liquide et le solide, le commun et le précieux, l’abstrait et le concret, l’orgueil  et l’humilité, le haut et le bas, etc. Pour le poète, le nom du verre d’eau  indique aussi visuellement son caractère d’être deux éléments qui ne font qu’un.
 Le mot VERRE D’EAU serait en  quelque façon adéquat à l’objet qu’il désigne… Commençant par un V, finissant  par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. Par ailleurs, j’aime  assez que dans VERRE, après la forme (donnée par le V), soit donnée la matière  par les deux syllabes ER RE, parfaitement symétriques comme si, placées de part  et d’autre de la paroi du verre, l’une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur,  elles se reflétaient l’une en l’autre. Le fait que la voyelle utilisée soit la  plus muette, la plus grise, le E fait également très adéquat (…). 
  Ce n’est pas tout.  Dans VERRE D’EAU, après VERRE (et ce que je viens de dire) il y a EAU. Eh bien,  EAU à cette place est très bien aussi : à cause d’abord des voyelles qui le  forment. Dont la première, le E, venant après celui répété qui est dans VERRE,  rend bien compte de la parenté de matière entre le contenant et le contenu  […] [2].
      Si  le texte dédié au verre d’eau est plus théorique que les autres, c’est que la  dualité formelle de cet objet rejoint celle de l’allégorie, à savoir l’art  verbal. Mettant en valeur le mécanisme de l’allégorie par lequel une phrase  engendre deux interprétations au sens propre et au figuré, le texte consacré au  verre d’eau semble refléter de façon visible la poétique de Ponge. On peut  relever quatre caractéristiques de l’objet correspondant aux procédés pongiens.
        1°  L’objet approché dans sa nullité : « … Du liquide le plus répandu  dans la nature, le plus commun ; inodore, incolore et sans saveur » [3] ; « Voilà un sujet dont il est par  définition difficile de dire grand-chose » [4]. Ce manque de qualité  qui fait la nature du verre d’eau autorise l’exercice de l’éloge paradoxal,  propre à la poétique de Ponge : le poète préfère les choses communes, minorées  dans la poésie traditionnelle, pour louer leurs aspects inconnus. Rappelons que  l’éloge paradoxal consiste à créer un décalage entre le thème et le ton de  discours qui le traite. Entre l’objet sans qualité et le discours élogieux, le  décalage se traduit en effet par l’association oxymorique de mots tels qu’« une  insipidité merveilleuse » [5] ou par la déclaration passionnelle :  « Tout pour un verre d’eau ! Ma vie pour un verre d’eau ! » [6]. 
        2° L’unicité et la  disparité : « L’eau (qu’il contient) ne change presque rien au verre,  et le verre (où il est) ne change rien à l’eau. / C’est que les deux matières  ont plusieurs qualités communes, qui leur font une sorte de parenté. / La  meilleure façon de présenter l’eau est de la montrer dans un verre. On l’y voit  sous toutes ses faces […] » [7]. L’indissociabilité  des deux matières différentes est soulignée par leur visibilité commune. Dans  ce journal poétique qui expose le processus de la création, la première partie  montre plutôt le mouvement poétique de recherche de la propriété de l’objet [8], tandis que la  deuxième s’interroge sur l’écriture elle-même et sur ce que peut devenir le  livre qui s’écrit [9]. Sans attribuer trop  facilement une partie à l’« œuvre » et l’autre à la  « critique », on peut dire qu’en s’adaptant formellement à l’objet,  le texte se compose de deux parties similaires, communément consacrées au verre  d’eau, mais différentes dans leur point de vue. En supposant que pour le texte  et pour l’image, l’expression ne se concrétise que sur le plan bi-dimensionnel,  on pourrait penser également que la double structure du texte reflète leur  coexistence physique sur la même page et la parfaite harmonie de Ponge et de  Kermadec [10]. 
        3° L’objet  « parfait » : « Perfection, ainsi tu cours les rues, tu grimpes  aux étages et te dispenses sur tous les éviers, et l’on te cueille à tous les  robinets. (…) / Comment qualifier cette perfection qui se dispense sans  compter, que tout le monde peut cueillir ? » [11] Dans la mesure où l’eau  contenue dans le verre est destinée à la consommation, elle doit être filtrée, débarrassée  de ses impuretés. En désignant sa limpidité visuelle et sa pureté chimique, l’expression  « pure perfection » amène le texte à celle « Ô verre d’abstractions  pures ! » [12]. Pris au propre et au figuré, le mot  « abstraction » désigne l’acte d’extraire et d’exprimer la  quintessence de l’objet, d’« aboutir à des formules claires, et impersonnelles » [13]. Le texte avance vers une version  décisive, en opérant une « abstraction » tout au long du texte,  analogue au processus de filtration de l’eau. Non moins justifiée par ce  travail de purification, l’association de l’eau et de la pierre s’accentue par  la locution superlative « un diamant d’une belle eau », de laquelle  dérive la phrase : « Si les diamants sont dits d’une belle eau, de  quelle eau donc dire l’eau de mon verre ? ». Comme de l’inscription  lapidaire, Ponge cherche à rapprocher son objet liquide du diamant, matière  minérale la plus pure, résultant de transformations géologiques d’un temps  immémorial.
      4°  La visibilité de la mise en œuvre : la double transparence du contenant et  du contenu symbolise, comme nous l’avons mentionné plus haut, le mécanisme de l’allégorie,  illustrée par un exemple tiré de l’entrée « allégorie » du Littré : « L’allégorie (ici) habite le  palais diaphane » [14]. En effet, Ponge  personnifie des attributs de l’objet en substantivant les adjectifs, en les  apostrophant avec une majuscule initiale : « Fraîcheur, je te tiens. Liquidité,  je te tiens. Limpidité, je te tiens. Je puis vous élever à la hauteur de mes  yeux, vous regarder de l’extérieur, par les côtés, par en dessous » [15]. Etant donné que l’allégorie  consiste à décrire une chose concrète pour en évoquer une autre plus abstraite,  le verre d’eau semble incarner la fonction même de ce procédé rhétorique.  Qualifiant le verre d’eau, les mots fréquents, « clair »,  « limpide », et « transparent », signifient à la fois son  caractère incolore et la compréhensibilité du texte. Il s’agit de l’adaptation  du texte au verre d’eau, celui-ci représentant l’allégorie, de manière allégorique  en corrélation avec sa nature.
[1] Fr. Ponge, « My  creative method », dans Le Grand Recueil  II : Méthodes, dans Œuvres Complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 522.
  [2] Fr. Ponge, Le Verre d’eau, dans Le Grand Recueil II : Méthodes, op. cit., pp. 586-587.
  [3] Ibid., p. 578.
  [4] Ibid., p. 582.
  [5] Ibid., p. 590.
  [6] Ibid., p. 595.
  [7] Ibid., p. 583.
  [8] Une séquence qui  commence par « Si les diamants sont dits d’une belle eau, de quelle eau  donc dire l’eau de mon verre ? » réapparaît à maintes reprises avec des  variations, parfois en forme de strophe (Ibid., p. 584. Voir également pp. 585, 589 et 591).
  [9] « Mon titre promet un  verre d’eau. (…) Mais qu’est-ce que ce verre d’eau que je veux vous offrir  ? » (Ibid., p. 595).
  [10] François Chapon  estime que « Le Verre d’eau est  une réussite où se nouent indissociablement l’inspiration de Ponge et celle de  Kermadec. » (Le  Peintre et le livre. L’âge d’or du livre illustré en France 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987, p. 122).
  [11] Fr. Ponge, Le Verre d’eau, op. cit., p. 585.
  [12] Ibid., p. 589.
  [13] Fr. Ponge, « My creative  method », op. cit., p. 536.
  [14] Fr. Ponge, Le Verre d’eau, op. cit., p. 579. Ponge ajoute le mot « ici » à la  phrase.
  [15] Ibid., p. 588.
