Dire et / ou peindre le sacré :
(en)jeux de l’esthétique nazaréenne

- Patricia Viallet
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Fig. 2. J. Fr. Overbeck, Autoportrait
avec bible et chevalet
, 1809

Fig. 3. J. Fr. Overbeck, Le Triomphe de la
Religion dans les arts
, 1840

      Dans l’immédiat, revenons à l’esthétique nazaréenne et à son articulation avec la conception médiévale de l’imago. L’objectif que se fixent les membres de la « Confrérie de Saint Luc » (Sankt Lukas-Bruderschaft), alors qu’ils sont encore pensionnaires de l’Académie de Vienne, est d’œuvrer à une renaissance de l’art religieux, en réaction précisément à l’indigence de l’enseignement qui leur est alors dispensé et qui n’est à leurs yeux que le triste reflet d’un Zeitgeist dénué d’ancrage dans une pensée chrétienne. Dans ses autoportraits de jeunesse, Friedrich Overbeck se représente « ostensiblement avec la bible complète » [26] ouverte devant lui, rappelant ainsi l’importance accordée par les peintres nazaréens à l’étude de la Bible dans leur formation et leur pratique picturales : que sa lecture, conçue comme un « acte de piété et de foi », soit « toujours étroitement liée au métier de peintre » [27] est ce que montre en particulier le programmatique Autoportrait avec bible et chevalet [28] (fig. 2), datant de 1809. La volonté de transmettre une vérité [29] qui ne peut émaner que du texte biblique [30] est ici manifeste, comme le souligne aussi le fait que le regard du peintre autoportraité soit dirigé vers le spectateur, en une forme d’invitation muette à se joindre à ce projet de renouveau d’une culture chrétienne visuelle. Se pose alors la question – centrale, nous l’avons vu, dans le débat médiéval sur la possibilité (et l’utilité) d’une représentation du sacré – du mode de transmission d’un message qui, par sa nature même, semble se prêter davantage à être lu que vu. Dans l’une de ses lettres envoyée encore de Vienne à son père, en avril 1808 [31], le jeune Friedrich Overbeck lance un vibrant appel au « cœur, [à] l’âme, [au] sentiment » [32] comme fondement de la création picturale. Plus loin, il recommande au jeune peintre qui aura appris, par le biais de la religion et grâce à l’étude de la Bible, à emplir son cœur de « sentiments sacrés » [33] à s’en remettre précisément à ce dernier comme à un « guide », afin d’être à même d’exécuter les tableaux dans lesquels « une voix au plus profond de lui-même » le pousse à se lancer [34]. La valorisation du sentiment (Gefühl) comme « catégorie centrale de l’art et de la religion » [35], en lien étroit avec l’esthétique du premier romantisme [36], n’empêche pas moins le recours à la médiation verbale (et conceptuelle), lorsqu’il s’agit notamment d’expliciter la signification d’un tableau – et donc sa portée théologique. En témoignent en particulier les longues exégèses qui accompagnent, tels des guides de lecture, les tableaux majeurs d’Overbeck ou encore les considérations théoriques que Julius Schnorr von Carolsfeld tient à développer longuement en guise de préambule à sa Bible en images [37], exemple pourtant très « parlant » de l’efficacité pédagogique d’une mise en relation du texte (biblique) et de l’image (pieuse). Le credo affectif d’Overbeck (« Du cœur, de l’âme, du sentiment ! »), repris en écho par ses « frères » – on le retrouve décliné chez Joseph Sutter par exemple [38] –, doit-il être toujours sous-tendu par une démonstration verbale pour que l’image remplisse pleinement sa fonction pédagogique ; « voir » et « dire » seraient-ils les deux volets nécessairement complémentaires d’un même acte de peindre (et d’éprouver) le sacré ?
      Ainsi que nous allons l’étudier dans un second temps, l’esthétique nazaréenne, orientée sur le modèle ancien de la peinture de dévotion, est traversée par une tension permanente entre la volonté de montrer sans autre médiation que celle du cœur (outre celle, bien sûr, des couleurs et des formes) et la nécessité d’exposer par le verbe. C’est dans ce mouvement dialectique que se révèle finalement toute la prégnance de l’héritage médiéval, pensant l’image dans et par son rapport à l’écrit comme à une sorte d’étalon de mesure en matière d’efficacité théologique – ce que des siècles d’émancipation progressive du visuel ne parviendront pas totalement à faire oublier.

 

Une dialectique du dire et du montrer

 

      Le recours, étonnamment récurrent chez les Nazaréens, à une forme d’articulation verbale (poème et/ou interprétation discursive [39]) pour expliciter le contenu et la portée d’une œuvre d’inspiration religieuse trouve son fondement théorique dans un passage d’une lettre que Johann David Passavant adresse à Overbeck, au moment où ce dernier a déjà pris l’habitude d’écrire de « petits hymnes » en lien avec ses premières créations picturales [40]. Dans la mesure où « tout tableau devrait en fait être un poème », estime le peintre et théoricien de l’art à qui l’on doit l’une des rares – sinon uniques – formulations du mode de relation instaurée, chez les Nazaréens allemands, entre l’image et le mot, « l’artiste devrait à sa manière mettre par écrit la teneur poétique de son œuvre, que ce soit en tenant un registre à ce sujet ou en en fixant la description au dos du tableau » [41] ; pour Passavant, c’est à l’omission d’un tel usage que serait imputable la perte de « nombre de belles pensées » [42].
      L’exemple le plus frappant d’une telle « tendance à la mise en forme textuelle du message iconographique » [43] est sans conteste le commentaire – sans doute le terme d’allégorèse serait-il plus approprié, ainsi que le proposent Stefan Matter et Maria-Christina Boerner [44] – qu’adjoint Overbeck à son Triomphe de la religion dans les arts [45] (fig. 3) et qu’il paraît nécessaire de présenter ici, même partiellement. Le texte, d’une dizaine de pages environ, débute par une autojustification du peintre-exégète : c’est « en partie pour prévenir de fausses interprétations, en partie pour rendre compréhensibles certaines choses qui, sinon, pourraient rester obscures aux yeux du plus grand nombre » [46] qu’Overbeck, également poussé en ce sens par ses amis, se lance dans le commentaire de son tableau programmatique, cette « école de l’art chrétien » comme il songe à le baptiser dans un premier temps (bien évidemment en référence à la non moins programmatique Ecole d’Athènes qui lui sert ici de modèle) dans un souci d’utilité pédagogique. Viennent ensuite des considérations sur le titre et la structure de l’œuvre, destinées à faire clairement apparaître l’idée qui la sous-tend : pouvant être désignée, « de manière plus concise encore », sous le nom de « magnificat de l’art » [47], la composition bipartite (représentation des artistes regroupés autour de la fontaine centrale dans la partie inférieure, apparition de la Vierge en majesté dans le haut du tableau) célèbre l’union des arts mis au service de Dieu. De part et d’autre de la Vierge qui, plume à la main, rédige cet hymne à la gloire de l’art chrétien – indice, nous y reviendrons, d’une autorité « naturelle » reconnue à la poésie dans ce domaine – apparaissent quatre personnages bibliques qui, chacun de leur côté (à gauche les rois David et Salomon pour l’Ancien Testament, à droite les saints Luc et Jean pour le Nouveau), représentent par le biais de leurs attributs respectifs (instruments de musique, modèle de la mer d’airain, pinceau et toile, plan de la Jérusalem céleste [48]) les quatre arts concourant à la glorification de Dieu (musique, sculpture, peinture, architecture). Après avoir précisé l’identité des nombreux personnages (la composition n’en compte pas moins de 104 au total !) qui viennent entourer ces quatre figures emblématiques, non sans en profiter pour rappeler au passage qu’un tel réservoir de sujets picturaux devrait annihiler toute tentation coupable de « lorgner du côté des fables du paganisme » [49] (écueil dans lequel serait tombé Michel Ange [50]), Overbeck passe à la description de la partie inférieure du tableau où apparaît la fontaine à deux bassins. Le caractère symbolique de l’objet représenté (la direction ascensionnelle du jet d’eau évoquant « l’aspiration céleste » [51] de l’art chrétien) permet au peintre d’introduire l’idée qui est à l’origine de la composition (celle d’une « double sphère de l’art » [52], relevant à la fois du spirituel et du corporel ou – pour revenir à notre problématique de l’imago – de l’invisible et du visible) et en est aussi le principe même de structuration (la partie supérieure de la composition étant conçue « comme une vision » [53] qu’auraient à l’esprit les artistes représentés dans la partie inférieure du tableau). Une fois cette ligne de basse donnée, Overbeck reprend son entreprise de décryptage des principaux personnages réunis dans son « école de l’art chrétien » ; aux noms des plus célèbres artistes de la Renaissance italienne, allemande et flamande (sont notamment mentionnés Bellini, Titien, Le Corrège, Léonard de Vinci, Holbein, Giotto, Raphaël, Le Pérugin, Masaccio, Fra Bartolomeo, Michel Ange, Lucas de Leyde, Dürer, les frères van Eyck…) vient s’ajouter celui de Dante, dont la présence au milieu de cette assemblée de peintres indique à elle seule la nécessité du recours à la poésie (et en particulier au texte de la Divine Comédie) comme source d’inspiration première pour l’art chrétien – les fresques réalisées par Joseph Anton Koch sur les thèmes de l’Enfer et du Purgatoire, entre 1818 et 1824, dans l’une des pièces du Casino Massimo (la « salle Dante ») en sont une belle illustration. Enfin, le commentaire s’achève par une adresse au « cher disciple de l’art » [54], invité à entrer dans le tableau et à s’y promener comme dans un jardin – précisément comme le font aussi les peintres nazaréens que l’on découvre dans le coin gauche du tableau et qui ne sont autres que Peter Cornelius, Philipp Veit et… Overbeck lui-même.

 

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[26] Nous nous référons ici à l’article de Wilhelm Schlink « Heilsgeschichte in der Malerei der Nazarener », dans Aurora. Jahrbuch der Eichendorff-Gesellschaft, 61, 2001, pp. 97-118, cité ici p. 101 (« Overbeck gab sich in seinen frühen Selbstbildnissen ostentativ mit der vollständigen Bibel wieder […] »).
[27] « [als] Akt der Frömmigkeit und des Glaubens stets untrennbar verbunden mit dem Beruf des Malers » (Ibid.).
[28] Friedrich Overbeck, Selbstbildnis mit Bibel vor der Staffelei, 1809, huile sur toile, H. 55,5 cm ; L. 45,5 cm, Lübeck, Museum für Kunst und Kulturgeschichte.
[29] Voir supra note 7.
[30] « Je veux moi-même peindre des tableaux tirés de la Bible et en l’occurrence, de grands », affirme avec force le jeune Overbeck dans une de ses lettres, adressée à son père, souvent mise en avant dans la recherche en raison des précieux éléments d’(auto)caractérisation qu’elle contient (« Ich will selbst Bilder malen aus der Bibel und zwar große Bilder », lettre du 27 avril 1808, citée dans M. Howitt, Friedrich Overbeck. Sein Leben und Schaffen, Op. cit., vol. 1, p. 72).
[31] Voir note précédente.
[32] « Eins fehlt in allen neuern Gemälden (…) – Herz, Seele, Empfindung ! » (M. Howitt, Friedrich Overbeck. Sein Leben und Schaffen, Op. cit., p. 71).
[33] « [mit] heiligen Gefühlen » (Ibid.).
[34] « […] und hört er dann eine Stimme in seinem Innern, die ihm zuruft: Jetzt kannst du was hervorbringen ! Dann mache er sich getrost an eigne Unternehmungen; keine ist dann zu groß für ihn. Selbst male er alsdann Bilder: wenn das Herz, das volle Herz sein Wegweiser ist, so wird er sie gewiß vollbringen » (Ibid., pp. 71-72).
[35] Nous renvoyons ici à l’article de Cordula Grewe « Objektivierte Subjektivität : Identitätsfindung und religiöse Kommunikation im nazarenischen Kunstwerk », dans Religion Macht Kunst. Die Nazarener, art. cit., pp. 77-99, cit. ici p. 81 (« […] ein[e] Aufwertung des Gefühls als zentraler Kategorie von Kunst und Religion »).
[36] En 1796, date fondatrice pour le romantisme de Iéna, paraissent les Effusions de cœur d’un moine ami des arts (Herzensergießungen eines kunstliebenden Klosterbruders) de Ludwig Tieck et Wilhelm Wackenroder, ouvrant la voie à une conception profondément affective de l’art et de la religion.
[37] J. Schnorr von Carolsfeld, Die Bibel in Bildern, Leipzig, Georg Wigand’s Verlag, 1860.
[38] « L’art est une affaire de sentiment, c’est le sentiment qui fait l’artiste, c’est avec lui qu’il crée des œuvres appartenant à la vérité, à l’immortalité. Avec chaque ligne, le sentiment parle au cœur » (« Die Kunst ist eine Sache der Empfindung, sie macht den Künstler, mit ihr schafft er Werke der Wahrheit, der Unsterblichkeit. Sie spricht mit jeder Linie zum Herzen »), cité dans C. Grewe, « Objektivierte Subjektivität : Identitätsfindung und religiöse Kommunikation im nazarenischen Kunstwerk », art. cit. p. 82.
[39] Pour une présentation exhaustive des différentes productions littéraires des Nazaréens (et pour un accès direct aux textes eux-mêmes, dont certains sont édités pour la première fois), nous renvoyons au travail de S. Matter et M.-C. Boerner (… Kann ich vielleicht nur dichtend mahlen ?, Op. cit.), notamment à la première partie (« Textedition », pp. 7 sq.). Nous limitons ici notre analyse aux textes d’Overbeck, particulièrement fructueux dans l’optique qui est la nôtre (comment dire et/ou montrer le sacré), et réservons ceux de son « frère de cœur » Franz Pforr, certainement plus diversifiés sur le plan générique (outre le Livre de Sulamite et Marie, pendant littéraire du célèbre tableau mettant en scène les fiancées idéales des deux jeunes peintres, on relèvera notamment un fragment de « roman d’artiste », des poèmes, ainsi qu’une Légende de sainte Elisabeth de Thuringe), à une étude ultérieure, qui porterait plus généralement sur la relation texte/ image.
[40] Ces éléments d’information sur la pratique littéraire précoce d’Overbeck, ainsi que la référence à J. D. Passavant, sont donnés dans la monographie de M. Howitt, Friedrich Overbeck. Sein Leben und Schaffen, Op. cit., vol. 1, p. 100.
[41] « Passavant meinte, da ein jedes Gemälde eigentlich ein Gedicht sein sollte, so sollte der Künstler den poetischen Gehalt seines Werkes nach seiner Art schriftlich festhalten, sei es daß er darüber ein Buch führe oder die Beschreibung auf den Rücken des Gemäldes befestige […] » (Ibid.).
[42] « [Durch die Unterlassung solchen Gebrauch seien] sehr viele schöne Gedanken [verloren gegangen] » (Ibid.).
[43] La formule (« Tendenz zur Verschriftlichung der Bildaussage ») est de C. Grewe (« Objektivierte Subjektivität : Identitätsfindung und religiöse Kommunikation im nazarenischen Kunstwerk », art. cit., p. 94).
[44] S. Matter et M.-C. Boerner, Kann ich vielleicht nur dichtend mahlen ?, Op. cit., p. 214.
[45] Voir supra note 9.
[46] « […] theils um Mißdeutungen zuvorzukommen, theils um Manches, was sonst den Meisten dunkel bleiben dürfte, verständlich zu machen » (Ibid., p. 61).
[47] « Deswegen will ich damit anheben, daß es mich dünkt, das Bild könnte am schicklichsten : Der Triumph der Religion in den Künsten, oder auch kürzer noch: Das Magnificat der Kunst genannt werden » (Ibid.).
[48] Nous nous appuyons ici sur les éléments fournis par le peintre dans son exégèse, dont l’utilité pédagogique est ici manifeste : sans ces indications et/ou explications, il serait effectivement difficile de percevoir certains détails ; force est de constater néanmoins qu’on ne retrouve pas toujours de correspondance exacte entre ce que l’on voit (parfois assez indistinctement) et ce qui nous est décrit (de manière extrêmement précise) – le « modèle de la mer d’airain » (« Modell vom ehernen Meer », Ibid., p. 62) qu’évoque Overbeck au début de son commentaire en est un bon exemple…
[49] « In den übrigen Gestalten zu beiden Seiten ist nun einestheils der unerschöpfliche Reichthum angedeutet, der der Kunst in den christlichen Aufgaben geboten ist, so daß sie keineswegs nöthig hat, mit jener Lüsternheit nach den Fabeln des Heidenthums zu blicken, als ob ihr im Gebiete christlicher Begriffe ein allzu enges Feld gegönnt sei […] » (Ibid.).
[50] Emporté par son « admiration pour l’Antiquité », le peintre aurait érigé une statue à cette « nouvelle idole » dans son école (« Michel Angelo hat von Bewunderung der Antike sich hinreißen lassen, diese gleichsam als neuen Götzen in seiner Schule aufrichten », Ibid., p. 71).
[51] « himmelanstrebend[e] Richtung der christlichen Kunst » (Ibid., p. 63).
[52] « doppelte Sphäre der Kunst » (Ibid., p. 64).
[53] « wie eine Vision » (Ibid., p. 62).
[54] « Und so habe ich dir denn, lieber Kunstjünger, (…) ein Bild vor Augen gestellt, in dem du wie in einem Garten dich ergehen magst » (Ibid., p. 70).