L’Illustration en débat :
techniques et valeurs (1870-1930)

- Anne-Christine Royère et Julien Schuh (dir.)
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      Le premier a trait aux menaces pesant sur l’organisation professionnelle des métiers de l’illustration, notamment les dessinateurs et les graveurs. Alors que les premiers sont directement concurrencés par la photographie concernant la conception de l’image, les seconds assistent à l’obsolescence de leur métier : comment en effet justifier leurs compétences par le biais de la perfection de l’imitation lorsque les procédés photomécaniques, qui ne cessent de s’améliorer au fil du temps, les remplacent à moindre frais ? Certains articles montrent ainsi comment graveurs et dessinateurs se regroupent en sociétés, associations, corporations (société des peintres-graveurs, société des peintres-lithographes, syndicat des graveurs sur bois, Société de la gravure sur bois originale…) afin de résister au phénomène. Ils suggèrent également que la vie de ces organismes est étroitement liée aux valeurs qu’elles attachent à la gravure. Car le second fait majeur souligné par cet ensemble d’articles a trait à l’ontologie de la gravure. Menacée dans son être même par l’apparition des procédés photomécaniques, la gravure, et plus particulièrement la gravure sur bois en fac-similé, techniquement liée à l’impression typographique, est redéfinie à l’aune de la notion d’interprétation, source de réflexions et de débats dès la fin du XIXe siècle tant dans le milieu des beaux-arts que dans celui des arts graphiques. Ainsi, les graveurs se tournent vers la gravure d’interprétation, conçue comme spécificité technique, intellectuelle et esthétique du travail manuel de reproduction des images puis, progressivement, vers l’estampe originale, domaine d’abord privilégié des impressionnistes et des Nabis, avant de gagner les professionnels de la gravure sur bois, tel Auguste Lepère, par exemple.
      Une telle évolution des pratiques, qui coïncide aussi avec une mutation conceptuelle, ne pouvait que conduire à s’interroger sur le système hiérarchique des techniques de l’estampe. Loin de ne représenter qu’un aspect secondaire, technique et pratique de la création de l’image, celles-ci en structurent au contraire la visibilité et la lisibilité. C’est pourquoi, dans une dernière sous-partie, le recueil présente des articles relatifs aux valeurs attribuées aux diverses techniques de reproduction de l’image. Par ailleurs un schéma, présenté dans la préface, permet d’appréhender de façon synthétique cette hiérarchie, telle qu’elle se dessine au tournant du XIXe siècle.
      La photographie et ses procédés remettent en effet en cause la linéarité séculaire de la hiérarchie des valeurs de l’estampe. Celle-ci place au plus haut degré l’œuvre originale, première incarnation de l'idée de l'artiste, dont les multiples médiatisés par le graveur-interprète, sont considérés comme des représentations légitimes de son idéalité. Autrement dit, les reproductions sont des avatars authentiques de l’œuvre, même si elles ont subi une dégradation ontologique du fait de leur distance par rapport à cette origine idéale. Ainsi de l’art à l’industrie, de l’œuvre à ses simulacres, eau-forte, gravure au burin, gravure sur bois et lithographie reçoivent leurs valeurs propres, selon qu’elles relèvent de l’estampe originale ou de celle de reproduction. Mais à partir du moment où la photographie et ses procédés sont capables de produire industriellement soit une création originale, soit une reproduction fidèle et multiple sans intervention du geste humain, la valeur de l’œuvre se déplace de son idéalité (liée aux idées de singularité, d’originalité et de réalité) à la matérialité de sa trace. Dès lors, le continuum entre objets artistiques et objets industriels est brisé : les multiples deviennent des simulacres et l’œuvre est pensée comme une forme matérielle de médiatisation. Ce bouleversement n’est pas sans conséquences tant d’un point de vue sémiotique que pragmatique : d’une part on ne lit plus de la même manière selon la forme des objets produits, de l’autre les pratiques éditoriales, recentrées sur un anti-industrialisme valorisant l’imperfection des formes artisanales comme la présence du geste humain, s’attachent définir le livre illustré de demain.
      C’est pourquoi le second et dernier grand ensemble d’articles du recueil se focalise sur « l’art du livre illustré », ce dernier étant nécessairement impacté par les mutations techniques d’une part et par le remaniement des valeurs associées à l’estampe d’autre part. La valeur de l’œuvre devenant dépendante des formes dans lesquelles elle s’incarne, il n’est pas surprenant de voir les bretteurs s’affronter sur des sujets aussi divers que les « formes et modèles économiques du livre d’art », l’« esthétique de l’illustration », « la question de la couleur » et enfin « l’illustration photographique », ces deux derniers thèmes signant l’intrusion dans l’univers du livre de techniques industrielles largement utilisées dans les médias de masse comme la presse et l’affiche. Ainsi, les réflexions autour des notions de reproduction et d’interprétation, mais aussi le modèle anglais de la Kelmscott Press de W. Morris, des événements culturels tels l’Exposition internationale du livre moderne (Galerie de l’Art nouveau, 1896), de même que le constat plus général d’une décadence du livre français, suite à l’industrialisation croissante de la production des livres illustrés depuis le début des années 1870, vont permettre aux acteurs des débats de dégager un nouveau modèle de livre illustré, duquel les procédés photomécaniques vont progressivement être évincés.
      Certains, plaçant l’idéalité de l’œuvre dans la matérialité du livre, plaident pour un marché du livre illustré structuré comme le marché de l’art et pour une illustration qui échappe, par sa fantaisie et ses techniques, à la loi typographique comme à la lettre du texte, consacrant ainsi l’union des écrivains et des peintres (notamment impressionnistes), au détriment des illustrateurs de métier. D’autres (Pelletan notamment), tributaires de l’ancien système, fondé sur le continuum des valeurs propres aux techniques de l’estampe, refusent pareillement la photogravure et la conception picturale de l’illustration pour leur préférer la gravure de reproduction sur bois. Ces conceptions antagonistes contribuent à polariser les valeurs esthétiques, les techniques de l’estampe, les métiers, mais aussi leur cadre médiatique et économique (revues, galeries), culturel et social (expositions), institutionnel. Le triomphe du premier modèle dans les années 1930, après les expérimentations de formes originales de relation entre les images et les textes, et la création d’objets imprimés d’un genre nouveau à la fin du XIXe siècle, entérine le changement de paradigme que nous avons relevé, séparant le champ éditorial en production de luxe et de demi-luxe. Malgré tout, les uns et les autres s’accordent sur le rôle de l’éditeur, déjà souligné par Curmer à l’époque du livre illustré romantique. Désormais promu architecte du livre, et non plus « vulgaire entrepreneur de livres » [9], il devient la figure centrale de cette bibliophilie créatrice au point qu’après la Grande Guerre, certains critiques distinguent plusieurs tendances et écoles, affirmant par là même l’auctorialité de l’éditeur qui supplante celles, auparavant socialement et juridiquement acquises, de l’artiste et de l’écrivain.
      L’illustration photographique échappe à ces débats. Ce sont avant tout ses applications à la reproduction directe des dessins originaux d’illustrateurs ou d’artistes comme Grasset, qui prend en charge la totalité de la construction de la page grâce aux procédés (et notamment au gillotage), qui soulèvent les critiques. Et ce d’autant plus que la couleur, apparue à l’époque romantique pour la reproduction en fac-similé de manuscrits enluminés, fait, à l’aube des années 1880, ses débuts en tant qu’illustration originale chez des éditeurs spécialisés comme Henri Piazza. A la fois suspectée de rappeler l’art pictural, l’art commercial, la presse satirique et généraliste ou encore l’imagerie populaire et les séductions faciles à destination d’un public enfantin, la couleur triomphe brièvement dans le livre illustré, notamment au tournant du siècle, chez des éditeurs tels Pelletan qui plébiscite la tradition du bois gravé, mais aussi chez des sociétés de bibliophiles, qu’elles soient contemporaines comme les Cent Bibliophiles ou plus anciennes comme Les Amis des livres. Quant à l’illustration littéraire par la photographie, elle est peu usitée avant les années 1930. L’illustration photographique apparaît en premier lieu dans la presse, médiatisée par la gravure sur bois, et c’est seulement après l’invention de la trame (similigravure), au début des années 1890 que de nombreux romans et pièces de théâtre vont être illustrés par la photographie. Le lien entre illustration photographique et les genres journalistique, romanesque et théâtral peut expliquer d’une part que l’image d’après nature devient l’aune à partir de laquelle on mesure toutes les autres formes d’illustration, et de l’autre que les premiers partisans d’une illustration photographique soient tributaires du paradigme scientifique de ce procédé, c’est-à-dire de sa fonction documentaire, attachée à une visée à la fois réaliste et naturaliste, comme en témoignent enquêtes et débats. L’illustration photographique abstraite, libérée de ses fonctions documentaire et naturaliste ne s’épanouira qu’avec les avant-gardes de l’après-guerre.

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[9] A. Mellerio, « L’illustration nouvelle », L’Estampe et l’Affiche, t. I, n° 6, 15 août 1897, p. 159.