Images baroques pour un texte classique ?
Les frontispices des Œuvres de Racine
en dialogue avec les préfaces

- Nicolas Réquédat
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Fig. 7. Fr. Chauveau, Evanouissement
d’Atalide
, 1676

Fig. 8. Fr. Chauveau, Adieux de
Titus et Bérénice
, 1676

Fig. 9. Ch. Le Brun et S. Leclerc,
Mort d’Hippolyte, 1677

Ce même phénomène d’extraction des personnages de la sphère publique se retrouve avec la présence d’un grillage pour l’illustration de Bajazet (fig. 7) et d’une fenêtre fermée pour celle de Bérénice (fig. 8). Ce qui diffère concernant le frontispice de Bérénice, c’est que la simplicité invoquée n’est pas une simplification : on n’observe plus de processus d’extraction d’un cadre simple à partir d’une complexité. Et c’est bien ce que Racine défend dans sa préface de 1676, dans le deuxième tome de l’édition des Œuvres :

 

Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet. Mais ce qui m’en plut davantage, c’est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une Tragédie avec cette simplicité d’Action qui a été fort du goût des Anciens [30].

 

      Dès lors apparaît dans une optique pragmatique lectorielle une construction progressive de la figure d’un auteur qui dès le début mettait au centre de son travail le respect des Anciens et de leurs injonctions. Le lecteur qui s’est procuré les Œuvres en 1675 a vu les frontispices et les préfaces qui disaient le travail de construction d’une simplicité à partir d’une complexité. Puis en lisant la préface de Bérénice et en voyant son frontispice, il place la tragédie qui suit dans la lignée logique des œuvres précédentes.
      L’exigence d’unité de l’action tragique invoquée par le préfacier répond à la mise en avant d’une action simple dans les frontispices. De même la volonté d’inspirer de la terreur et de la pitié par ces images entre en écho avec les préfaces : au moment de la première édition des Œuvres, Racine, devenu auteur, dans la mesure où par exemple il peut se passer des dédicaces, adopte la posture – l’ethos – du sage qui maîtrise les complexités de la Poétique d’Aristote. Le dramaturge justifie donc la violence de l’action présentée par la notion de catharsis, purification de l’âme par le spectacle qui nécessite terreur et pitié. Cette vertu purificatrice du spectacle prend une importance certaine à partir de la préface d’Iphigénie, en  1675, c’est-à-dire l’année même de la première édition des Œuvres : « Euripide était extrêmement tragique, τραγικωτατοϛ, c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur qui sont les véritables effets de la tragédie » [31].
      On retrouve aussi l’évocation de la catharsis dans la préface de Phèdre en 1677. Racine y convoque cette notion dans le cadre d’une défense du théâtre. De fait, il ne s’agit pas ici pour le préfacier de mettre en avant l’eutrapélie, la vertu de récréation – le ludus necessarius thomiste [32] – comme dans la Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires où, avec véhémence, il proclamait : « encore faut-il que l’esprit se délasse quelques fois » [33]. Il est plutôt question d’un combat contre les jansénistes sur leur terrain, celui de la vertu et du salut. La pièce de théâtre n’est alors pas le lieu du délassement mais de l’alliance d’une terreur et d’une pitié salvatrices : avec la préface de Phèdre, Racine met plus que jamais en lumière le lien théorique que son œuvre entretient avec la Poétique d’Aristote ; et il peut ainsi réinvestir la notion de catharsis pour en quelque sorte la baptiser en en faisant un instrument du salut :

 

Je ne suis point étonné que ce Caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le Héros de la Tragédie, et qui sont propres à exciter la Compassion et la Terreur [34].

 

      Les frontispices, toujours par des effets de cadres multiples, donnent cette impression d’enfermement tragique propre à susciter la catharsis comme le remarque Marie-Claire Planche :

 

Même lorsque Racine n’avait pas « enfermé » ses personnages, les peintres et dessinateurs ont souvent retenu ce principe qui permet à l’œil du spectateur de ne pas se disperser. Par le décor, ils ont aussi renforcé les tensions et contribué à une forme de catharsis [35].

 

Marie-Claire Planche montre que la mer dans le frontispice d’Iphigénie (fig. 4 ), en tant qu’elle établit la ligne d’horizon, constitue un renforcement de l’enfermement qui crée l’espace tragique. En outre, comme elle le signale, il semble ici que l’unité de lieu, créée par la claustration, vient comme provoquer l’unité d’action :

 

La vignette de Chauveau pour Iphigénie propose une échappée maritime qui devient un décor de fond de scène. L’alignement rigoureux des tentes débouche non pas sur un vrai paysage marin, mais sur une mer plate parfaitement délimitée par la ligne d’horizon. Cette illustration ne donne cependant pas vraiment le sentiment que la scène se déroule à l’extérieur, mais le dessinateur a respecté l’unité d’action. C’est bien parce que les hommes ne peuvent embarquer que le drame se développe au fil des actes [36].

 

Cette réflexion peut être étendue à plusieurs autres frontispices, qui paraissent, comme nous l’avons montré, déroger aux règles classiques mais qui en réalité y font retour d’un point de vue symbolique par le biais de l’unité d’action :

 

Il fut déclaré que la doctrine aristotélicienne de l’unité d’action est aussi valide pour la peinture que pour la poésie dramatique, et que la peinture était virtuellement, comme la poésie, un art du temps. (…) Elle devait nécessairement respecter aussi, d’une manière picturale, les deux autres unités dramatiques de temps et de lieu [37].

 

Dans cette optique, on peut comprendre la représentation du récit de Théramène et la présence du monstre dans le frontispice de Phèdre (fig. 9) comme une façon de respecter au mieux picturalement l’unité d’action. Comme le relève Michael Hawcroft,

 

Le Brun depicts the dead, and much diminished monster, which Théramène does not allude to in the second half of his account. He shows a becalmed sea and tranquil sky, unremarked by Théramène. The artist is depicting the havoc that disorder has wrought, but pointing suggestively to the new order that will result. It is an order that will only surface in the play once the other monster, Phèdre, dies and, in doing so, restores brightness to the sky [38].

 

Dès lors, l’image révèle bien l’ambiguïté et la richesse du texte puisque, pour le transposer au mieux, elle choisit en lui une partie souvent considérée comme une excroissance.
      Cet enfermement tragique semble logiquement conjoint à l’omniprésence de la symbolique du destin, liée picturalement au motif circulaire. Ainsi, la roue dans le frontispice de Phèdre (fig. 9) évoque le fatum inexorable : « Following Théramène account, Le Brun shows Hippolyte’s shattered chariot, the wheel detached from the axle. (...) The wheel might allude to the wheel of fortune » [39]. De même, le regard demeure attiré par le bouclier circulaire dans le frontispice de Mithridate  (fig 5 ), et le dôme dans ceux d’Alexandre le Grand (fig. 6 ) – il s’agit d’une tente –, de Bajazet (fig. 7), et de Phèdre  (fig. 9). Concernant ce dernier motif, Michael Hawcroft signale bien le lien étroit qu’il entretient avec la problématique du destin dans la mesure où elle couvre sans doute le temple évoqué dans le récit de Théramène [40].
       Cependant, pour être plus précis quant à la mise en lien des préfaces et des frontispices, la question de la catharsis demeure très liée pour Racine à celle de la médiocrité des personnages, qui doivent être, pour reprendre l’expression du dramaturge dans la préface de Phèdre, « ni tout à fait coupable[s] ni tout à fait innocent[s] ». Les frontispices prépareraient ainsi l’argumentation en donnant à voir cette ambiguïté propre aux héros raciniens. Celui d’Iphigénie (fig. 4 ) met bien au jour cette équivocité à travers l’opposition de la hache sacrificielle, tout en bas de l’image et de la déesse Artémis, trônant dangereusement sur son nuage. Le héros tragique racinien apparaît comme celui qui est emporté à la fois par ses passions et dont le coup de grâce est infligé par le destin. De même le titre-frontispice allégorique dessiné par Charles Le Brun  et gravé par Sébastien Leclerc (fig. 1 ) représente Melpomène trônant au centre ; et la terreur et la pitié l’encadrent, tandis que les frères ennemis combattent à ses pieds. Il y aurait alors élaboration d’un tragique légitime unique auquel Racine appartient – à en croire l’image – depuis le début.

      Ces illustrations s’inscrivent donc malgré tout dans un système de signes qui font écho à ceux qui régissent les préfaces. Finalement l’image se structure autour d’une forme que l’on dira classique dans la lignée des injonctions de Félibien [41] à se conformer aux mêmes cadres que les belles-lettres. Elle subvertit cependant en partie les projets des préfaces et met en scène les contradictions des textes tragiques, ou du moins leur dimension profondément équivoque, dévoilant sans doute aussi la richesse du texte racinien. Les images révèlent ainsi apparemment les tensions qui habitent les pièces et met au jour les ambiguïtés du texte normatif que veut être la préface racinienne. Le paratexte dans ces entrelacs esthétiques apparaît obéir à des logiques que le théâtre n’épouse que partiellement.

 

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[30] Ibid., pp. 450-451.
[31] Ibid., p. 699.
[32] Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae, quest. 168, art. 3.
[33] Racine, « Lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires et des deux Visionnaires », dans Œuvres complètes, éd. Raymond Picard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, t. II, p. 23.
[34] Racine, éd. Forestier, éd. cit., p. 817.
[35] M.-Cl. Planche, « Poétique racinienne et arts visuels », dans Poésie et illustration, sous la direction de Lise Sabourin, Nancy, Presse Universitaire de Nancy, 2009, p. 140.
[36] M.-Cl. Planche, De l’iconographie racinienne, Op. cit., p. 165.
[37] R. W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe-XVIIIe siècles, Paris, Macula, 1991, p. 167.
[38] M. Hawcroft, « Racine through Pictures », dans Racine et/ou le classicisme, Actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, édité par Ronald W. Tobin, Tübingen, Gunter Narr Verlag « Biblio 17 », 2001. Nous traduisons : Le Brun peint le monstre, mort et de petite taille désormais, auquel Théramène ne fait pas allusion dans la seconde partie de son récit. Il montre une mer à présent calme et un ciel tranquille – ce que Théramène ne fait pas. L’artiste dépeint les dégâts que le désordre a causés, quoique suggérant le nouvel ordre qui en résulte. Cet ordre, il ne se manifestera dans la pièce qu’à la mort de l’autre monstre, Phèdre, redonnant par là au ciel sa clarté.
[39] Ibid. Nous traduisons : Suivant le récit de Théramène, Le Brun montre le chariot d’Hippolyte détruit, la roue détachée de son axe. (...) La roue pourrait faire allusion à la roue du destin.
[40] Ibid. « The temple is also a metonymic sign of the gods ; and in both illustrations, its calm classical façade suggests an inscrutable indifference to violence and suffering which parallels allusions to the gods elsewhere in the play ». Nous traduisons : Le temple est également un signe métonymique de la présence des dieux ; et chacune des deux illustrations souligne le calme de sa façade classique, laquelle suggère une indifférence impassible à la violence et la douleur rappelant les allusions aux dieux ailleurs dans la pièce.
[41] André Félibien, en 1667, formule le renversement de l’ut pictura poesis en ces termes : « Dans un tableau il n’y peut avoir qu’un seul sujet ; et bien qu’il soit rempli d’un grand nombre de figures, il faut que toutes aient rapport à la principale » (Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1667, édition établie par Alain Mérot, Paris, Ensba, 1996, p. 52).