Les titres d’œuvres d’art : bilan historiographique
- Marianne Jakobi
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      Issues des transformations radicales de la pensée théorique des années 1960, la sémiologie et le structuralisme ont permis de poser les bases d’une théorie du titre, de ses définitions, de ses notions et de sa taxinomie. Parmi les sémioticiens contemporains qui se sont intéressés à la question du titre, Louis Marin occupe une place à part. Au carrefour de la philosophie, de la sémiotique, de la linguistique, de l’histoire et de l’histoire de l’art, il a centré sa réflexion sur les notions de représentation et d’interprétation. Une grande partie de son questionnement a porté sur les « dispositifs » de textes et d’images et les bordures. En 1972, dans ses Etudes sémiologiques, Marin se demande si le titre est vraiment « le substitut impossible d’un nom propre pictural » [11]. Les analyses de Marin sont particulièrement pertinentes pour une relecture sémiologique des titres de la période classique. C’est à Genette que revient le rôle pionnier d’avoir forgé, dès les années 1980, une typologie et une terminologie des titres littéraires, notamment dans Seuils [12]. Dans le chapitre consacré aux titres, Genette révèle la complexité des « appareils titulaires » dès lors qu’il s’agit de réunir sous un même titre des œuvres publiées de manière autonome, qui ont chacune un titre spécifique. Au total, Genette attribue donc aux titres littéraires trois fonctions ou valeurs permettant de les distinguer : la fonction d’identification ou de désignation (indissociable des deux autres puisqu’un numéro d’opus peut avoir du sens), la fonction descriptive (thématique, rhématique, mixte ou ambiguë) et la fonction connotative (qu’il préfère nommer « valeur » connotative car l’effet n’est pas forcement intentionnel).
      Dans le domaine de la philosophie de l’art, la pratique de l’intitulation a suscité un certain nombre de débats philosophiques dans les années 1980 avec notamment John Fisher [13], Jerrold Levinson [14], Hazard Adams [15], Arthur Danto [16]. Dans La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, Danto a mis en lumière le fait qu’un monochrome rouge peut être interprété comme La Traversée de la mer Rouge par les Hébreux, Red Square, La Nappe rouge ou Nirvana en fonction du titre. En France, la question retient peu l’attention des philosophes et souvent de manière marginale par rapport à l’ensemble de leurs problématiques. Michel Foucault dans Ceci n’est pas une pipe, s’intéresse davantage à une histoire de la représentation par les titres qu’aux titres eux-mêmes [17]. Pour sa part, Jacques Derrida [18] a souligné l’apparent paradoxe du titre qui est à la fois marginal et crucial dans le processus d’interprétation. Au sein du projet de réévaluation du concept d’écriture, la question du titre occupe donc une place non négligeable dans la pensée de Derrida. Toutes ces approches philosophiques du titre apportent un certain éclairage sur la nature même du titre : sur cette autonomie relative qu’il conserve vis-à-vis de l’œuvre à laquelle il se rapporte, sans pour autant en être indépendant.
      A la fin des années 1990, dans le domaine linguistique, les travaux de Bernard Bosredon marquent un véritable effort de théorisation à partir de la construction d’un objet de recherche inattendu pour les linguistes : les titres de tableaux [19]. Il propose des outils sémiotiques et sémantiques à partir d’un cas d’espèce qu’il considère comme homogène : « l’intitulation picturale ». D’emblée, Bosredon envisage les titres comme des « objets linguistiques étranges » dont il démêle les mécanismes de la nomination, puis il envisage le rapport entre l’intitulation picturale et la vue avant d’explorer l’intimité du lien qui relie un titre à sa toile.
      En dépit de ce renouvellement en histoire de l’art, notamment dans les domaines de la sociologie de l’art, de l’esthétique, de la sémiologie et de la linguistique, la question du titre reste pour une large part à défricher et à théoriser. C’est le projet que se donne aujourd’hui une nouvelle approche de la problématique : l’étude de genèse qui cherche à penser le titre comme processus [20]. Une telle perspective invite à une approche qui renouvelle la connaissance des œuvres artistiques à la lumière des notes autographes, déplaçant l’analyse de l’œuvre vers sa genèse, de la forme définitive vers le processus. Elle permet notamment de mieux comprendre ce moment essentiel où la pratique d’intitulation, jusqu’alors extérieure au processus de création, se voit investie par les artistes : relégué pendant longtemps à un rôle institutionnel et instrumental, le titre participe en effet au processus d’autonomisation de l’art par sa métamorphose en un véritable espace de création artistique et quelquefois même pictural.
      En 2001, dans le cadre d’une thèse de doctorat d’histoire de l’art, un premier travail d’analyse systématique des titres, a porté sur le corpus Dubuffet [21]. Comment l’artiste élabore-il les titres de ses œuvres ? En quoi cette forme d’écrit d’artiste nous introduit-elle dans son atelier mental, ses hésitations, ses ébauches, ses repentirs ? De quelle manière les titres révèlent-ils les enjeux de l’écrit dans les arts visuels ? Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, un vaste corpus de dix mille trois cent soixante dix-huit titres intermédiaires et définitifs a été élaboré à partir, d’une part, des trente-huit volumes du catalogue raisonné, réalisés de son vivant et sous son contrôle, où le travail préparatoire est gommé, seul le titre définitif est indiqué sans autre précision (« les titres publics »). D’autre part, une enquête dans ses archives a mis au jour des documents dans lesquels sont consignés les titres donnés au fur et à mesure de la réalisation des œuvres (« les titres d’atelier »). Ces documents, où sont lisibles les centaines de titres biffés par le peintre, confirment un véritable travail d’écriture. Emblématiques de la présence insistante de l’univers textuel à l’intérieur de l’univers visuel, ils offrent un cas exemplaire de nomination des œuvres d’art : une coexistence qui permet d’interroger avec un regard nouveau la relation du titre à l’écriture.            
      Personnalité ambiguë et paradoxale, Dubuffet parvient à s’imposer comme écrivain dans le champ artistique et en même temps comme peintre dans le champ littéraire grâce à des stratégies savamment orchestrées où les titres jouent un rôle capital. Le contexte littéraire et éditorial de l’époque – celui de la fin de l’Occupation – et ses liens avec Georges Limbour, Jean Paulhan et les écrivains proches de l’ancienne NRF correspondent à la période où il commence à forger son statut d’artiste-écrivain. C’est en effet par les titres que Dubuffet se mesure aux écrivains qui l’ont propulsé sur la scène artistique après la Seconde Guerre mondiale, et s’émancipe de leur « asphyxiante culture ». Enjeux de pouvoir, les titres n’en constituent pas moins une pratique réflexive sur sa technique, sur les pigments de sa palette chromatique, sur les matériaux insolites qu’il détourne, sur les effets de cadrage, sur la représentation de la forme et de l’informe. Les titres permettent à Dubuffet de donner à voir la fabrication des œuvres, notamment le cadrage, la couleur et les matériaux. Cependant, lorsque dans ses œuvres plastiques, il parvient à s’émanciper d’un rapport mimétique avec le monde qui l’entoure, les titres viennent rappeler les traces indélébiles du savoir : ils laissent transparaître ce qu’il doit à la « culture » et sa manière de la traduire en mots, mais aussi son esprit de provocation, de contestation des valeurs consacrées. A la jonction de la production et de la réception des œuvres, ils constituent un enjeu essentiel pour la compréhension de son travail d’artiste et d’écrivain car ils sont les expressions les plus immédiates et les plus condensées de l’acuité critique de Dubuffet. Ce dernier, en proposant un nouveau découpage du monde réel et du monde imaginaire, s’impose comme le premier interprète de son œuvre au moyen des titres qui sont un point de rencontre et de collusion entre ses recherches sur les matériaux, sur les formes et sur le langage. Cette enquête exhaustive et systématique des archives de la création de Dubuffet a souhaité mieux comprendre cette pratique d’artiste écrivain afin d’en tirer un modèle théorique applicable à d’autres figures de l’art contemporain.

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[11] L. Marin, « Titres », Etudes sémiologiques. Ecritures, peintures, Paris, Klincksieck, 1972, p. 69.
[12] Gérard Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987. Après avoir défini la notion de paratexte (présentation éditoriale, nom d’auteur, titres, dédicaces, épitaphes, préfaces, notes, interviews et entretiens), Genette y distingue deux domaines : le péritexte qui se situe autour du texte et l’épitexte qui regroupe tout ce qui se situe à l’extérieur du livre (interviews, entretiens, correspondances, journaux intimes, etc.).
[13] J. Fisher, « Entitling », Critical Inquiry 11, 2, 1984, pp. 286-298.
[14] J. Levinson, « Titles », The Journal of Aesthetics and Art Criticism XLIV, 1, 1985, p. 29-39.
[15] H. Adams, « Titles, Titling and Entitlement To », dans The Journal of Aesthetics and Art Criticism, XLVI, 1, 1987, pp. 7-21.
[16] A. Danto, La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art (1981), Paris, Seuil, 1989.
[17] M. Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Paris, Fata Morgana, 1986 (1re éd., 1973).
[18] J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.
[19] B. Bosredon, Les Titres de tableaux. Une pragmatique de l'identification, Paris, P.U.F., « Linguistique nouvelle », 1997.
[20] « Titrologie : une nouvelle approche génétique », DIGA - Données internationales de génétique artistique, (consulté le 04 juillet 2016).
[21] M. Jakobi, thèse de doctorat « L’art s’adresse à l’esprit et non pas aux yeux ». Les titres dans l’Œuvre de Jean Dubuffet, sous la direction de Françoise Levaillant, 3 décembre 2001, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Une version remaniée de cette thèse a été publiée (M. Jakobi, Jean Dubuffet et la fabrique du titre, Paris, CNRS Editions, 2006).