Vienne-Odessa aller/retour.
Le montage de L’Homme à la caméra de
Dziga Vertov (1929) comme discours « autre »

Benjamin Lesson
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

      Ici, il faut mettre les bœufs avant la charrue. Peu importe qui sont ces femmes, il faut déjà établir la possibilité de pouvoir les voir. Aux nouvelles puissances de déplacements permises par le train et l’automobile, (il faut mettre) la même énergie dans le regard, pour essayer d’observer les mouvements du monde. Le montage est « nerveux », sa cadence est rapide ; il objective la multiplication des stimuli sensoriels de la vie moderne. On plonge. Pas le temps de raconter une histoire, mais nous sommes dans l’Histoire : l’humanité vit avec ces machines une révolution esthétique – « esthétique » pris dans sons sens d’adjectif et de substantif.
      Tout prend de la vitesse, de plus en plus de vitesse, jusqu’au moment où le mouvement ne peut plus se suivre. Rupture. L’image s’arrête ; nous sommes « anesthésiés ». Cette séquence ne raconte pas d’histoire : elle est une histoire, une histoire vécue de spectateur. Elle manifeste un nouveau regard. A l’aune de l’opérateur, agrippé sur le véhicule qui suit l’action, c’est inclus dans son mouvement que l’on peut éprouver la beauté du monde. Cette séquence nous suggère la manière dont on doit regarder le film dans son ensemble, la manière dont notre regard doit « se disposer ». Plongés dans la composition, nous exerçons un nouveau regard en regardant des équivalences de « restes diurnes » déjà transfigurés.

 

Les quatre mécanismes du travail onirique et leur équivalence dans le montage vertovien

 

      S’il invite à regarder sous un jour nouveau, il reste à comprendre comment le film se dispose à rencontrer son spectateur.
       Pour Freud, le « montage », que produit le travail du rêve, s’établit sur quatre mécanismes : la condensation, le déplacement, la prise en considération de la figurabilité et, l’élaboration secondaire. A travers ces quatre mécanismes, le rêve établit des images, qui ont une signification déterminée au sein de celui-ci, et les dispose de telle manière, qu’il y a intelligibilité. Le montage proposé par Vertov peut être vu à travers ces quatre clefs.
       Pour « faire image », les restes diurnes sont soumis à un critère : la figurabilité, c’est-à-dire « l’exigence à laquelle sont soumises les pensées du rêve : elles subissent une sélection et une transformation qui les rendent à même d’être représentées en images, surtout visuelles » [6]. Autrement dit, le système d’expression du rêve implique une logique de représentation visuelle. Les matériaux des rêves sont des matériaux visuels, ou bien des matériaux manifestés par des substituts imagés. Le travail du rêve fonctionne avec (et par) métaphores. Cette injonction à la figurabilité est un travail psychique qui s’exprime dans sa logique originelle :

 

la transformation des pensées en images visuelles peut être une suite de l’attraction que le souvenir visuel, qui cherche à reprendre vie, exerce sur les pensées coupées de la conscience et luttant pour s’exprimer. D’après cette conception, le rêve serait le substitut de la scène infantile modifiée par transfert sur le récent. La scène infantile ne peut parvenir à se réaliser à nouveau ; elle doit se contenter de reparaître sous forme de rêve [7]

 

      Nous pensons qu’il ne faut pas comprendre le terme « régression » comme péjoratif – ce n’est pas un retour en arrière, ce n’est pas une sorte d’infantilisation. Il s’agit plutôt d’un « retour aux sources », d’un retour à l’expérience et à l’intelligence du monde sans la médiation de la langue. Une pensée qui s’exprime hors de la langue reste toujours une pensée ; simplement, elle se manifeste différemment. Il faut penser par images ; c’est ici la singularité de ce type de « discours ».
      Lorsque Vertov, dans les intertitres du début de son film, refuse tout rapport du cinéma avec le théâtre et la littérature, il ne vise pas une régression. Ce qu’il vise, c’est d’établir un mode d’expression qui ne soit pas soumis aux règles linguistiques traditionnelles, ni aux règles artistiques conventionnelles. Il se rapprocherait plutôt de la musique, voire de la musique concrète : dans ses écrits, Vertov évoque régulièrement ce qu’il appelle une « partition invisible » que le montage doit rendre compte et le script du film comporte beaucoup d’annotations quant à la perception sonore souhaitée. La matière même du film est un ensemble d’images et de sons, quasiment « bruts » – ils ne sont pas justifiés par une fiction, dont seul l’ordonnancement offre une signifiance. La manifestation de son film et son intelligibilité propre pourrait légitimer cette nouvelle forme d’expression, qui ne prend sens que dans une salle de cinéma – et qui est tantôt oubliée dans l’expérience ordinaire.
      Ces images apportent, avec elles, une pensée au travail : une voie de signification. C’est ce que l’on repère à travers les effets de condensation et déplacement. L’on parle de condensation lorsqu’« une représentation unique représente à elle seule plusieurs chaînes associatives à l’intersection desquelles elle se trouve » [8]. C’est-à-dire, notamment, lorsque divers éléments peuvent être rassemblés en une unité disparate (personnage composite, par exemple). La condensation de plusieurs images peut aboutir à estomper leurs traits singuliers, pour ne rendre compte que de traits communs. Autrement dit, on parle de condensation lorsqu’une représentation recèle des puissances signifiantes, lorsqu’elle a de multiples significations possibles ; Freud appelle également cela une « représentation-carrefour ».
      Dans toute forme de représentation, une image comporte, en puissance, une constellation d’images. Panofsky l’a démontré pour la peinture, à travers ses recherches iconologiques qui visaient à rendre compte des multiples références qui sont à l’œuvre au sein d’une toile [9]. C’est la déambulation dans l’espace de la peinture, nous dit Arasse, l’arrêt parfois sur ses détails, qui révèle une constellation d’images et de significations [10]. Vertov nous prouve que c’est aussi le cas pour le cinéma : par exemple, lorsqu’il nous présente la surimpression d’un objectif de caméra et d’un œil. A elle seule, cette image condense tout le film – c’est le ciné-œil, c’est-à-dire la conjonction du regard poétique de l’Homme avec les possibilités techniques du cinéma. L’opérateur – qui a l’œil à la caméra, et le ciné-œil sont des images qui chapitrent le film.

 

>suite
retour<
sommaire

[6] Ibid., p. 159.
[7] S. Freud, « L’interprétation des rêves » [1900], cité dans Ibid., p. 160.
[8] Ibid., p. 89.
[9] E. Panofsky, Essais d’iconologie : thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance [1939], Paris, Gallimard, 1967.
[10] D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992.