(Dé-)peindre la nature : « peinture de mots »
et paysages iconotextuels dans les romans
gothiques d’Ann Radcliffe

- Alice Labourg
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Le reflet-miroir

 

      Au voile de lumière s’ajoute le motif du reflet-miroir produit par la réfraction de la lumière sur des surfaces polies formées par des éléments du paysage. Les sommets des montagnes sont des prismes qui réverbèrent la lumière crépusculaire de leurs parois rocheuses ou de leurs « pics enneigés » (Udolpho, p. 164). Un degré supplémentaire de picturalisation est atteint lorsque la lumière se reflète sur la surface lisse ou légèrement ondulée des flots. Le reflet renvoie alors directement à cet emblème par excellence de la peinture qu’est le miroir [29]. Le motif du reflet à la surface de l’eau n’est-il pas à l’origine de la peinture dans la lecture qu’Alberti fait du mythe de Narcisse [30] ? Eléments compositionnels du paysage, ruisseaux, rivières et cours d’eau, lacs, mers et océans sont assimilés à des miroirs dans de nombreuses descriptions, soit par des comparaisons explicites qui confirment ouvertement la dimension picturale du motif, soit au travers de la métaphore des eaux transparentes comme du cristal ou polies comme du verre, ou encore simplement par l’évocation des jeux de réflexion à la surface de l’onde en association avec un vocabulaire pictural.
      Ces images contribuent à « la mise en tableau » de la vue, comme dans le paysage du pavillon de pêche à La Vallée (Udolpho, p. 6), le vaste panorama depuis la chaumière toscane (Udolpho, p. 413) ou encore dans le « paysage avec petites figures » que construit le duke (Sicilian, p. 93). Le reflet-miroir a par ailleurs un fonctionnement duel. Il est soit iconique, lorsque la surface des eaux se fait subjectile et reflète le paysage alentour qui s’y recompose en « tableau », soit proprement pictural, c’est-à-dire plastique, devenant l’équivalent d’un détail pictural au sens arassien, sur la « toile-subjectile » de l’iconotexte, faisant voir la peinture en texte comme un éclat de « matière picturale ». De détail-particolare, le motif devient détail-dettaglio et prend alors une fonction métapicturale [31].
      Le reflet-miroir iconique est ainsi central à la constitution de la vue de Venise en « tableau » (« picture ») féérique (Udolpho, p. 174). L’émerveillement d’Emily est suscité par les multiples jeux de reflets du couchant sur la lagune alors que l’image des eaux-miroir se croise avec celle du voile de lumière. Venise semble surgir de son propre reflet dans un jeu entre matérialité et immatérialité, clarté et indistinction que souligne l’image finale de la « baguette magique du magicien ». Elle accentue l’idée de l’apparition fantastique tout en mettant en avant le sème du toucher en lien à la vue. Le glissement de sens dans la répétition du prédicat « appeared » le souligne. La première occurrence renvoie au surgissement du visible, la seconde à l’illusion de la vision. En se reflétant dans les eaux-miroir de la lagune, la réalité du décor vénitien se pare d’une irréalité à la fois picturale et onirique, le gothique penchant cette fois vers le merveilleux.
       Toujours dans la séquence vénitienne, le « portrait » d’Emily en Madone-Madeleine sous la lune est préparé en amont par le croisement sémiotique du voile de lumière et du reflet sur l’eau (Udolpho, p. 184). Leur mention introduit le pictural dans le texte avant sa cristallisation en « tableau » autour de la figure de l’héroïne. Le reflet est également essentiel à la transformation des scènes autour du golfe de Naples en marines et « paysages côtiers avec petites figures » :

 

The deep clear waters reflected every image of the landscape, the cliffs, branching into wild forms, crowned with groves, whose rough foliage often spread down their steeps in picturesque luxuriance; the ruined villa on some bold point, peeping through the trees; peasants cabins hanging on the precipices, and the dancing figures on the strand – all touched with the silvery tint and soft shadows of moon-light (Italian, p. 37) [32].

 

       Placé au cœur de l’évocation, le reflet dissocie et unifie tout à la fois les divers éléments du paysage dans une synthèse dialectique entre le tout et la partie que souligne l’opposition entre l’opération de parcours décrite par every et la totalité englobante de all [33]. Vus au travers d’un double prisme, celui, sémiologique, du reflet et celui, syntaxique, de l’énumération et de la juxtaposition parataxique du point-virgule, les éléments du paysage s’organisent en motifs iconiques pour composer un « tableau ». Chaque « iconème » est à la fois détail-particolare, une partie de l’ensemble, et détail-dettaglio, un « tableau dans le tableau » découpé par le regard du narrateur. Le tiret, en clôturant le passage en revue des divers motifs paysagers, joue de la dislocation pour rétablir et affirmer le principe unificateur du « tout ensemble » que souligne la fusion des éléments dans le clair de lune.
      Le paysage de Leloncourt se construit lui aussi en « tableau », ou plutôt en une succession kaléidoscopique de « tableaux », autour du motif du lac-miroir, introduit dès la première vue sur le village (Forest, p. 241). La mention de la réverbération du couchant sur sa surface immobile (« unruffled »), qui suggère le poli du miroir, donne à la lumière crépusculaire une qualité picturale qui métamorphose la simple description topographique en « tableau ». La comparaison au miroir se fait ensuite explicite dans la vue sur le château de La Luc :

 

His chateau stood on the borders of a small lake that was almost environed by mountains of stupendous height, which, shooting into a variety of grotesque forms, composed a scenery singularly solemn and sublime. Dark woods, intermingled with bold projections of rock, (…) impended over the lake, and were seen in the clear mirror of its waters (Forest, p. 247) [34].

 

L’emploi du mot « composed » confirme la dimension picturale du paysage. D’iconique, le reflet devient ensuite pictural, les jeux de réflexion se déplaçant de la surface des eaux à celle des parois rocheuses des montagnes en association avec le voile de brume.
      Mais la vue pittoresque atteint un degré de picturalisation supplémentaire dans sa mise en vers. Le poème « Stanzas » (Forest, p. 262), explicitement posé comme une « peinture de mots » (« to paint in language what was so beautiful in reality », Forest, p. 262), c’est-à-dire l’équivalent linguistique du « tableau » qu’offre la vue sur le lac depuis les sommets, développe sur quatre de ses sept strophes le thème des eaux-miroirs. D’iconique, le motif prend une fonction picturale et métapicturale, métamorphosant la vue pittoresque initiale en un véritable « paysage avec ruine » par le truchement de l’imagination créatrice. La fonction picturale et métapicturale du reflet sur l’eau se voit ultimement confirmée dans l’épilogue du roman par l’emploi du mot « picture » (« the lake, whose bosom presented an ever moving picture », Forest, p. 362) lors de la description du château au bord du lac acheté par Theodore et Adeline, double de celui de La Luc.

Variations prismatiques

      Le reflet dans les eaux-miroirs a donc une fonction métapicturale. Il ne renvoie pas seulement une image iconique mais, en sa qualité de prisme, décompose le processus de représentation picturale, faisant ainsi retour sur l’écriture qui, en décrivant le phénomène, est elle aussi assimilée à de la peinture. Le reflet ne reproduit pas simplement une image, il produit de la matière picturale, du signifiant plastique, et cette fonction métapicturale contribue à la figuration du « tableau ». Lorsqu’Adeline joue du luth sur une terrasse surplombant la mer tout en contemplant le soleil couchant, la réfraction de la lumière sur la surface polie des flots contribue, dans un effet de métapicturalité, à la création d’un « paysage avec petites figures » aux tonalités claudiennes (Forest, p. 284). Le poème chanté fait également dialoguer, dans une mise en abyme, peinture et écriture, en usant de la métaphore picturale pour assimiler la lumière du soleil à de la matière picturale (Forest, p. 285).
      La fonction métapicturale du reflet-miroir se voit accentuée lorsqu’elle est associée à cet autre substitut du pictural qu’est l’empreinte (Udolpho, p. 482) [35]. Alors que la Blanche regagne le rivage après l’excursion au pavillon dans les bois, le paysage qui se reflète à la surface de l’eau troublée par le mouvement des rames qui « impriment » leur marque sur l’onde, se décompose et se recompose en un « tableau » à la « touche » littéralement « vibrante ». Les eaux-miroir ne se contentent pas de refléter le paysage environnant. Elles font aussi passer de l’autre côté du « tableau », créant des compositions pittoresques anamorphosiques dans les profondeurs qui se cachent derrière leur surface polie (Forest, p. 236).

 

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[29] Sur le miroir et ses substituts, voir L. Louvel, L’Œil du texte, Op. cit., p. 61.
[30] L. B. Alberti, De la Peinture/De Pictura (1435), texte établit, traduit, annoté et présenté par J. L. Schefer, Paris, Macula, « La Littérature artistique », 1999, p. 135.
[31] D. Arasse distingue deux modalités du détail, le détail particolare, qui est « une petite partie d’une figure, d’un objet ou d’un ensemble » (Le Détail, Op. cit., p. 11) et le détail dettaglio qui est le « résultat ou la trace de l’action de celui qui "fait le détail" – qu’il s’agisse du peintre ou du spectateur » (Ibid., p. 12), soit une découpe métaphorique de la toile par le regard.
[32] « Les eaux profondes et claires réfléchissaient chaque image du paysage, les falaises, qui se ramifiaient en formes sauvages, couronnées par des bosquets dont les frondaisons rugueuses se répandaient souvent le long de leurs pentes abruptes en une luxuriance pittoresque ; la villa en ruine sur quelque pointe audacieuse, qui jette un œil furtif à travers les arbres, les cabanes des paysans suspendues à flanc de précipices, et les figures dansant sur la grève – le tout teinté du halo argenté et des douces ombres du clair de lune » (notre traduction).
[33] Voir J.-R. Lapaire & W. Rotgé, Linguistique et grammaire de l’anglais, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Amphi 7, Langues », 1991, pp. 165 sq. et 195 sq.
[34] « Son château se trouvait sur les bords d’un petit lac qui était presque entièrement entouré de montagnes à la hauteur vertigineuse qui, s’élevant vers les cieux en une variété de formes grotesques, composaient un décor singulièrement solennel et sublime. Des bois sombres, mêlés d’audacieuses projections rocheuses, (…) surplombaient le lac et se laissaient voir dans le miroir de ses eaux claires » (notre traduction).
[35] Sur l’empreinte comme substitut du pictural, voir L. Louvel, L’ Œil du texte, Op. cit., p. 120.