L’Œil de Baudelaire
- Nadia Fartas
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      Les relations entre littérature et arts visuels, par l’entremise de la critique d’art, traversent bien sûr tout le catalogue : partager « l’œil de Baudelaire » engage à partager l’œil du poète qui fut d’abord critique d’art. Mais trois articles s’y consacrent plus précisément. Tel est le cas, d’abord, de l’article de Jérôme Farigoule dont le titre reprend la célèbre formule de Baudelaire tirée de Mon cœur mis à nu : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion). » Après avoir mentionné les grandes expositions consacrées à Baudelaire dans le dernier tiers du XXe siècle, dues aux « avancées de la génération conduite par Georges Blin et Claude Pichois » mais aussi Jean-Paul Avice, le directeur du musée de la Vie romantique en vient à s’intéresser à l’originalité de la critique d’art baudelairienne par rapport à la tradition du compte rendu mais aussi par rapport à ses contemporains, « journalistes et littérateurs » : « il sera le seul (…) à imbriquer aussi étroitement son propre regard sur l’art de son temps avec son ambition poétique. » Il convient aussi de souligner que dans le « système qu’il construit (…) il adosse à la grandeur des maîtres du passé les valeurs de l’école moderne » (p. 12). L’occasion est fournie là encore de récuser un Baudelaire simplement présentiste. On peut dès lors en déduire que ce sont ces subtiles combinaisons qui lui permettent de dégager « l’éclectisme de la production de l’époque » en distinguant des peintres « dans des genres et des styles extrêmement variés, comme Octave Tassaert, William Haussoullier, George Catlin, Antoine Chazal ou Constantin Guys » (p. 13). Tel est le cas, ensuite, du « Portrait d’un jeune poète en critique d’art » élaboré par Charlotte Manzini, co-commissaire de l’exposition et auteur, dans le cadre de sa thèse de doctorat, d’une édition critique des premiers Salons de Baudelaire. Charlotte Manzini souligne combien « les convictions personnelles sur le beau » que Baudelaire exprime dès ses premiers écrits de 1845 et 1846, « seront amplifiées, creusées dans des ouvrages postérieurs, mais jamais reniées » (p. 25). Ses analyses mettent au jour la portée de la réflexion sur le beau menée par Baudelaire : « Désormais, que ce soit dans sa poésie ou dans sa critique, la question du rapport entre beauté et modernité travaillera l’ensemble de son œuvre » (p. 29).  Enfin, entre sociologie et histoire littéraire, Mathilde Labbé analyse les « lectures de la critique d’art de Baudelaire de 1846 à nos jours ». L’auteur met en évidence les grandes étapes dans la réception de l’oeuvre baudelairienne qui conduisent à ce qu’il soit considéré « à la fin du XXe siècle, comme l’idéaltype de l’écrivain critique d’art », alors que « la critique professionnelle » s’impose de plus en plus. C’est que « si son Salon de 1846 a été immédiatement remarqué, c’est d’abord en tant que poète que le XIXe siècle l’a reconnu » (p. 169). Autrement dit, l’esthétique élaborée par Baudelaire, « cette critique de tempérament » que viennent traduire conjointement arguments, choix stylistique et « affinités électives » (p. 172), ne sera pas d’emblée distinguée. Toujours dans cette perspective des relations entre littérature et arts visuels ajoutons l’article de Robert Kopp précédemment évoqué dans lequel l’auteur aborde notamment la collaboration avec des artistes pour les éditions des Fleurs du mal. L’auteur fait part de la fascination du poète pour les danses macabres, et de son souhait de les voir orner le frontispice des Fleurs du Mal. L’on peut ainsi découvrir dans le catalogue le projet non retenu de Félix Bracquemond. Une nouvelle face du poète s’impose : Baudelaire se révèle « un héritier de ce courant baroque avec lequel avait également renoué Delacroix » (p. 89). La plongée dans la critique d’art de Baudelaire et dans l’art de son temps s’avère donc précise et fort généreuse.
      Deux faces du critique nous semblent toutefois trop rapidement esquissées. La première porte sur l’essayiste et le théoricien. Les auteurs du catalogue comme les commissaires ont manifestement souhaité montrer la richesse de la critique baudelairienne en voulant éviter un risque : réduire celle-ci à l’expression de la modernité explorée par Baudelaire dans l’essai de 1863. On peut toutefois regretter l’absence de texte portant précisément sur les enjeux du beau et de la modernité dans Le Peintre de la vie moderne. La seconde porte sur la dimension caustique de ses écrits, peu abordée. Songeons aux attaques à l’encontre d’Horace Vernet ou encore d’Ary Scheffer (auquel est consacré le musée de la Vie romantique), ce peintre bien trop « éclectique », qui, parmi les « singes du sentiment », et les autres « littératisants », s’avère incapable de faire acte d’imagination sans le recours aux sujets littéraires (par exemple Faust de Goethe) et aux ressources de la poésie, dont il diminue dès lors la portée. On trouve là, dans la critique de Baudelaire, des morceaux savoureux peu mis en avant. Un texte portant sur les « éreintages et détestations » du critique, titre de l’une des notices du livret de la première salle de l’exposition, aurait été bienvenu.
      Confiée à Jean Clair, la postface du catalogue, « Petit hommage à Charles Baudelaire », s’offre comme une variation sur l’univers de l’auteur du Spleen de Paris, à partir, notamment, d’un choix de titres de poèmes, entre chroniques, ekphraseis et réflexions générales. « Les Petites Vieilles » retient particulièrement l’attention : montrer la misère sans l’esthétiser, c’est-à-dire sans la banaliser en en lissant la rugosité, en érigeant d’abord le style avant le sujet, autrement dit en les distinguant trop nettement l’un de l’autre plutôt que de travailler à leur intrication, telle était, aussi, l’ambition poétique et esthétique de Baudelaire.

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