L'esquisse viatique au temps du romantisme :
notes in situ et images du passé

- Nikol Dziub
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Fig. 1. D. Wilkie, Washington Irving in the
Archives of Seville
, 1829

      Les récits de voyage de l’époque romantique, et en particulier ce qu’on peut appeler les esquisses viatiques, font des images l’un des principaux ressorts de leur poétique, ce qui incite le chercheur à se pencher notamment sur le rôle des œuvres graphiques et picturales qui accompagnent ces textes. Nous appelons « esquisses viatiques » les récits de voyage qui s’approprient l’esthétique de l’inachèvement des sketches graphiques alors en vogue outre-Manche (esquisses littéraires et esquisses picturales pouvant cohabiter dans un même ouvrage). Si en France, conformément aux avis de l’Académie, l’esquisse est considérée comme une forme d’art peu estimable (en raison de l’imperfection qui la caractérise [1]), en Angleterre, le sketch est l’un des genres-clefs du romantisme, dans la mesure où il propose ce qu’on peut appeler un modèle de pensée. En effet, les voyageurs romantiques sont désireux de sauvegarder les traces fragmentaires d’un passé presque évanoui, et leur intérêt pour les ruines se répercute dans la forme même de leur témoignages. La discontinuité du discours viatique est d’ailleurs pour beaucoup dans le succès qu’il rencontre auprès des lecteurs, qui ont le sentiment de suivre le voyageur sur les routes hasardeuses qu’il parcourt, et d’avoir qui plus est un rôle à jouer dans la composition du texte.
      Nous nous concentrerons plus particulièrement sur le corpus des voyages romantiques en Andalousie, la région apparaissant comme une étape cruciale dans la construction intime et littéraire de nombreux écrivains romantiques, mais aussi dans la formation des artistes, qui s’initient à la lumière méditerranéenne et qui y découvrent les types locaux. Quant aux architectes, ils viennent découvrir les monuments hispano-mauresques, travaillant à les classifier et à les faire connaître par toute l’Europe.
      Parmi les ouvrages les plus richement représentatifs de ce que peut être la relation texte/image dans ce cadre architextuel, on peut citer les textes semi-fictionnels que sont The Alhambra de Washington Irving (dont la première publication date de 1832, et dont la réédition en 1851 sera illustrée par David Roberts), The Tourist in Spain : Andalusia (1835) de Thomas Roscoe (également illustré par David Roberts), ou encore Castile and Andalucía (1853) de Louisa Tenison (illustré par John Frederick Lewis). A ces deux illustrateurs encore débutants, mais appelés à devenir de célèbres peintres orientalistes, on doit également des recueils iconographiques : David Roberts donne des Picturesque Sketches in Spain Taken During the Years 1832 & 1833 et John Frederick Lewis publie Sketches of Spain & Spanish Character Made during his Tour in that Country in the Years 1833-4. Ce qui nous semble particulièrement intéressant, c’est le rapport de l’écrivain d’une part et de l’illustrateur d’autre part aux lieux représentés. Les uns comme les autres travaillent in situ, même si l’équilibre entre le travail sur le motif et ce qu’on peut appeler la phase de post-production n’est pas le même chez l’écrivain et chez le peintre. Mais, quoiqu’il en soit de ces écarts inévitables, le sous-genre du voyage en Andalousie fonctionne comme une pratique intermédiale, la postérité glorieuse de ces ouvrages étant d’ailleurs le fruit, en grande partie, de cette collaboration interartistique.
      Notons tout d’abord que le rapport classique texte/image semble être remplacé par un rapport plus subtil entre fantaisie et illustration. C’est, en somme, ce qu’annonce Washington Irving dans la préface de la première version de The Alhambra : le propos de cet ouvrage dédicacé à David Wilkie est de fixer le souvenir du voyage commun de l’auteur et du dédicataire, mais aussi d’illustrer (par le biais d’une écriture fantaisiste, voire fantastique) les particularités (« something that should illustrate those peculiarities » [2]) des villes hispano-mauresques. Dès le départ, l’écrivain veut rendre hommage au talent de son ami peintre auprès duquel il s’est initié à l’art pictural. Irving se comporte presque en réécrivain : il ambitionne en tout cas de transposer les images de son compagnon de route dans le texte.
      Wilkie et Irving parcourent l’Andalousie et s’arrêtent une dizaine de jours à Séville. C’est ici qu’ils confrontent amicalement leurs visions du monde, dans un fructueux échange culturel et disciplinaire : le peintre écossais introduit l’écrivain américain à l’esthétique du pittoresque, tandis que le conteur-chroniqueur apprend à l’artiste à ne pas se contenter des scènes que lui offrent les rues, et à tourner son regard vers des endroits tels que les bibliothèques et les archives, où se cache le savoir. David Wilkie fait de cet épisode crucial de sa vie d’artiste un tableau éloquent, où il met en abyme la relation entre image et texte. « Washington Irving in the Archives of Seville » (fig. 1), tel est le titre de ce tableau qui prétend résumer la vocation scripturale d’Irving – car ce dernier ne voyage pas seulement pour son plaisir, mais aussi et surtout pour travailler à ses ouvrages biographiques et historiques sur la découverte de l’Amérique (il est déjà l’auteur de la History of the Life and Voyages of Christopher Columbus (1828) et de la Chronicle of the Conquest of Granada en 1829). C’est justement le travail préalable de lecture qui est représenté dans l’image : penché sur un in-folio, le voyageur (qui parcourt les époques aussi bien que les pays) écoute les paroles d’un clerc. On peut comprendre ce tableau comme un autoportrait à clef, qui rappelle comment Irving a enseigné à Wilkie le goût des annales et des textes oubliés. L’image met en quelque sorte en scène sa propre genèse, ou plus exactement la genèse de l’esthétique dans laquelle elle s’inscrit.
      Au fond de l’image, on devine une rangée de livres recouverts d’ombre, comme s’ils portaient en eux une énigme. Mais une lumière – celle de la lecture, car les livres ne s’éclairent qu’une fois lus – tombe sur le livre ouvert sur la table. Cette intrusion de la lumière dans l’ombre signifie aussi que le savoir n’est pas fermé au monde, et que le savant ne saurait vivre cloîtré, ni spirituellement, ni spatialement – d’où l’importance du voyage hors de la chambre de lecture et d’écriture. Il y a donc un hors-champ implicite, qui introduit dans l’image la dialectique entre voyage picturesque (c’est-à-dire à la fois pittoresque et pictural) et voyage d’histoire.
      Wilkie, dans ce tableau, pratique ainsi une forme particulière d’in situ : son image, en effet, est focalisée sur le voyageur et non sur le peuple local. Qui plus est, le voyageur est montré sur place, mais loin de la foule des autochtones, dans une position de réserve, en quelque sorte, ou de retrait : il est proche de la réalité vivante du pays, mais séparé d’elle par l’épaisseur des livres, et donc du passé. Le voyageur romantique est engagé dans une quête étiologique, son imagination se nourrit des images vivantes et des traces écrites pour revenir à des temps reculés.

 

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|1] Voir à ce sujet les deux travaux suivants de Wendelin Guentner : Esquisses littéraires : rhétorique du spontané et récit de voyage au XIXe siècle, Paris, Nizet, 1997, p. 14 ; et « British Aesthetic Discourse 1780-1830, The Sketch, the Non Finito and the Imagination », Art Journal, vol. 52, n°2 (été 1993), pp. 40-47.
[2] W. Irving, « Preface », The Alhambra, by Geoffrey Crayon, vol. I, London, Henry Colburn and Richard Bentley, 1832, p. iii.