L’illustration entre texte et image
au XVIIIe siècle
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- Jean-Pierre Dubost
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      Voilà un livre qui s’insurge contre la très célèbre formulation des frères Goncourt selon laquelle le XVIIIe siècle aurait été « le siècle de la vignette ». En ce sens la dernière phrase de cette longue étude de 465 pages que complètent 64 pages de bibliographie et de précieuses annexes consacrées aux séries illustratives des œuvres abordées en résume toute l’intention : « Et s’il faut un mot pour nous réapproprier enfin les romans illustrés fossilisés sous la poudre et les afféteries, disons que le XVIIIe siècle est le siècle de la figure » (p. 484). Tout se concentre en effet sur cette notion de « figure » et l’on pourrait dire de cette longue étude qu’elle est la démonstration in extenso du sens de cette fameuse formule en apparence anodine accompagnant souvent la présentation des ouvrages illustrés du XVIIIe siècle : « avec figures ». Si Benoît Tane décide d’aborder les choses par ce biais, ce n’est pas seulement pour trouver une distanciation critique lui permettant d’échapper aux questions (ou aux impasses) que soulève l’usage d’un terme consacré, celui d’illustration, puisque parler illustration risque d’enfermer la réflexion sur une alternative – transitivité ou intransitivité ? – et par là-même nécessairement sur une dualité. C’est aussi parce que le cheminement que le livre propose à la fois par un large panorama des questions que soulève l’illustration au XVIIIe et par le commentaire et l’analyse détaillée des illustrations de quatre textes majeurs de l’époque et sur une période qui s’étend de 1736 à 1788 (La Vie de Marianne, Clarissa, La Nouvelle Héloïse et Le Paysan parvenu) [1] est entièrement guidée par cette question de la figure, que Benoît Tane ne conçoit pas comme une catégorie relevant du dédoublement (que celui-ci soit pensé comme appendice, supplément, miroir, commentaire etc.) mais comme une troisième grandeur : ni texte ni image, mais une réalité texte et image – « textimage » – tierce que l’analyse tente peu à peu de dégager de la lecture patiente de ce corpus de textes ô combien représentatif du XVIIIe siècle [2].
      L’entreprise, ambitieuse comme on voit, n’est pas sans rappeler, de par son sens du détail concret et son approche fusionnelle de l’image, le remarquable Engraven Desire de Philippe Stewart. Le livre est tout aussi foisonnant, et l’on y retrouve le même type de démarche intuitive, passionnée, pragmatique.
      A se plonger dans ces centaines de pages et dans les longues explorations iconologiques que le livre propose, une bonne centaine de reproductions d’illustrations à l’appui (dont on déplorera par ailleurs que certaines sont malheureusement bien trop floues), le lecteur en ressort tout imprégné de leurs langages et de leur façon de faire en tant qu’images charnière entre texte et image. Car c’est cette double nature de l’illustration qui intéresse l’auteur, le fait que la figure relève à la fois de sa nature iconique et des codes qui lui appartiennent et de sa fonction de charnière, créant un battement entre deux mondes – le monde qu’elle est censée représenter en tant qu’illustration et le monde, souvent énigmatique et plus étrange qu’il n’apparaît justement « à première vue » qu’elle constitue comme événement iconique. C’est l’interrogation de ce battement qui anime le propos et dont il nous transmet le fascinant entre-deux. Il faut dire que Benoît Tane est à bonne école et que son directeur de thèse, dont une très belle préface inaugure le livre, a su lui transmettre la passion de la scène, conçue non comme entité théâtrale ou comme unité visuelle et symbolique, ou comme un état de choses, mais au contraire comme la trace d’un décalage, d’un transport, comme un événement hétérogène qui porte certes en lui ce dont il procède (le texte) mais dont la direction reste incertaine, si ce n’est structurellement impossible à situer définitivement. Si Stéphane Lojkine a su largement s’inspirer d’une logique lacanienne dont il a tiré des conclusions imprévues afin d’élaborer une méthode propre et originale, Benoît Tane n’est pas comme lui animé par autant de passion méthodologique. Son propos théorique est même parfois hésitant, mais son intuition le guide toujours et il poursuit obstinément au long de l’ouvrage cette réalité difficilement saisissable qui aimante tout son propos : cette figure dont il est certain qu’elle est autre chose qu’une image, qu’est-elle en fin de compte ? Peut-être n’arrive-t-il pas vraiment à nous exposer en toute clarté ce qu’est cette nature tierce, mais là n’est pas la question. Ce qui importe, c’est qu’au bout de notre lecture nous ne pouvons en tant que lecteur que rester un instant rêveur : quelque chose nous est transmis par ce long ouvrage de cet événement de décalage qui fait de l’image la trace d’un déplacement historique. Ne sachant pas comment nommer l’événement autour duquel son propos ne cesse de rôder, il s’en remet en fin de compte et au bout d’une longue exploration aux tentatives menées par Warburg ou Barthes pour mettre un nom sur cet entre-deux, sur cette structure hétérogène de conjonction-disjonction : iconologie des intervalles (Warburg), ou la « faille issue d’un simple principe de fonctionnalité » qui permet à Roland Barthes de recourir à une figure de rhétorique, la tmèse, pour désigner la suspension de sens qui naît de cette faille (pp. 481-482).
      Mais le but du livre est moins d’élaborer une théorie propre et originale de ce que peut impliquer le concept de figure et encore moins une nouvelle théorie du figural que de faire émerger le problème au cœur même de la conjonction-disjonction entre texte et image. Car pour élaborer une théorie du figural à partir de l’enquête ici proposée, il aurait fallu aller bien plus avant dans la prise en compte du travail important (et malheureusement largement oublié) de Jean-François Lyotard qui, dans Discours, figure (Editions Klincksieck, 1971), a ébranlé l’ordre structural régnant à l’époque sous le nom de « structuralisme ». Benoît Tane cite au passage l’ouvrage, mais sans plus. Aller plus loin aurait probablement brouillé le propos. Ceci dit, les pages consacrées spécifiquement au concept de figure en relation avec celui de lieu (464-466) et celles qui suivent (Texte/figure/image, pp. 466-468) ou les réflexions proposées p. 463 sur le lien entre figuration et fiction me semblent trop hétéroclites et elles ne constituent pas un projet consistant. Elles rappellent des enjeux fondamentaux, mais le livre agit ailleurs, comme nous nous efforçons ici de le montrer.
      Dans un article paru dans Discours, image, dispositif [3], Benoît Tane avait exposé de manière très claire une idée qui est au cœur de sa pratique : considérer une image comme dispositif, c’est être attentif à la fois à la disposition des éléments et notamment des personnages, dans l’image comme scène et à l’interface qui se constitue entre texte et image, la disposition interne et le dispositif d’agencement étant une seule et même réalité. L’intra-médialité et l’inter-médialité sont dans un rapport d’articulation et de juxtaposition qu’il incombe alors à l’analyse de dégager. C’est au fond ce que dit déjà le titre si pertinent : « Avec figures ». Et c’est bien la prise en compte et le traitement de cet « avec » qui constitue le cœur de la démarche.

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* A propos de l’essai de Benoît Tane, « Avec figures ». Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, 562 p., préface de Stéphane Lojkine, ISBN : 978-2-7535-3447-6.
[1] La date butoir de 1788 est fournie par la parution de l’édition Poinsot La Nouvelle Héloïse de 1788. B. Tane souligne dans son introduction que tous ces chapitres « peuvent être lus de façon continue ou indépendamment les uns des autres, comme lorsqu’une image nous arrête » (p. 31).
[2] B. Tane donne les raisons de ce choix dans son introduction, pp. 24-27.
[3] B. Tane, « Illustration et dispositif dans Les liaisons dangereuses, dans Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, édité par Ph. Ortel, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 85-95.