Le titre de peintre
- Laurence Brogniez
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      Contrairement à certains exégètes dénonçant sa méconnaissance de la langue tahitienne, M. Jakobi plaide pour une maîtrise calculée des effets de la part du peintre, une sorte de poétique de l’écart, « comme si l’artiste préférait le risque de l’incompréhension à celui d’une lecture qui rétrécirait l’œuvre au niveau d’un exotisme occidentalisé » (p. 108). Le refus de la traduction constituerait ainsi un choix délibéré et significatif, accentuant volontairement le caractère équivoque des scènes peintes pour susciter un égarement et une multiplication du sens. L’auteure souligne également le pouvoir incantatoire de ces titres, participant d’une forme de « stratégie de l’interpellation » (p. 117). Souvent formulés sous forme de questions, les titres de Gauguin, au lieu d’aider au décryptage du contenu de la toile, participent au contraire à l’épaississement du mystère, construisant un nouveau rapport entre l’œuvre et son public : le spectateur est sommé de prendre position et de devenir partenaire dans le processus du sens, de se confronter à l’altérité. Cependant, lors de son deuxième séjour en Océanie, l’artiste abandonne les titres en tahitien au profit de titres en français ou en anglais, plus chargés en références littéraires et textuelles. Le choix de l’anglais manifeste peut-être également un souci des nouveaux collectionneurs, anglais ou américains. Si certains ont vu dans ce changement un retour vers la culture occidentale, M. Jakobi, sollicitant les écrits du peintre et les travaux préparatoires, y voit plutôt le désir d’inscrire dans le titre le processus même de la création plastique (projet qui se donne à lire dans le manuscrit intitulé Diverses choses), conçue comme acte libre, spontané, dégagé de toute contrainte académique. Dans cette perspective, le titre contribue à mythifier ce geste créatif et affirme une nouvelle conception de la pratique picturale. L’artiste cherche à traduire une pensée dans et par la peinture : si le titre porte cette haute ambition, sa formulation ne l’épuise pas. Tout aussi obscur, le titre en français réaffirme l’énigme, mais il s’agit là de l’énigme de la peinture elle-même. M. Jakobi conclut très justement : « Poésie incantatoire, ces titres en tahitien sont la trace de l’irréductibilité du tableau à un mot qui appartient à la langue commune. Le tahitien est une sorte de symbole d’un nouveau langage pictural par la médiation d’une langue de l’altérité » (p. 132).
      La pratique d’intitulation de Signac (« Paul Signac, le modèle musical et l’invention de la série ») est tout autre, mais se révèle également révolutionnaire. Ce peintre est le premier à expérimenter systématiquement la numérotation avec ses toiles nommées « opus », renouant avec les références musicales convoquées par Whistler. Si, comme chez ce dernier, le titre participe d’une stratégie de neutralisation du « littéraire » dans la peinture, c’est pourtant à un écrivain et critique qu’il revient d’avoir compris et révélé cette ambition chez Signac. Félix Fénéon, le porte-parole des néo-impressionnistes, a en effet bien saisi la portée de ce geste et pris la mesure de ce refus de l’intrusion du langage dans le tableau. Mais si Signac cherche à libérer la peinture de l’emprise verbale, il pratique néanmoins sous diverses formes l’écriture, une écriture qui constitue précisément l’espace de réflexion et d’expérimentation de ses stratégies d’intitulation. Seule une consultation attentive de ses écrits et de ses archives permet de comprendre la genèse de ces fameux « opus ». Les lettres qu’il échange avec Octave Maus, animateur des célèbres salons des XX à Bruxelles, sont à cet égard particulièrement révélatrices. Les salons des XX, où la musique était très présente, notamment par l’organisation de concerts, ont sans doute joué un rôle d’incubateur dans la mise en place des « opus » numérotés. Cette forme d’intitulation implique en outre chez l’artiste une réflexion approfondie sur l’archivage et le classement de son œuvre : en 1928-29, il entreprendra d’ailleurs le pré-catalogage de son œuvre peint.
      Mais par-delà les éléments contextuels et pratiques, il y a aussi chez Signac la volonté de témoigner, en abandonnant le titre descriptif, d’un processus de création, chaque « étude » ou, à partir de 1886, « opus », témoignant d’un état ou d’un « moment » de son travail, parfois consacré à un même objet, repris et remis sur le métier. Le numéro indique sa préoccupation d’inscrire les différentes étapes du travail dans la diachronie.
      Si le titre musical affiche une rupture avec les modèles ou sources littéraires, dirigeant l’attention vers les recherches rythmiques et chromatiques, il adopte parfois aussi une dimension parodique qui n’est pas sans rappeler les pratiques fumistes et incohérentes de certains écrivains proches du peintre. Cette dimension est bien analysée par M. Jakobi dans le fameux Portrait de Félix Fénéon. Opus 217 (Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1890). Il faut saluer, chez l’auteure, ce souci de la nuance qui permet de saisir, à travers des analyses fouillées, la singularité et la richesse de la pratique du peintre en évitant les généralisations et les schématisations. Cette perception fine de l’œuvre doit beaucoup à l’approche génétique qui permet de révéler les différentes strates de signification dont chaque titre est porteur, à la lumière des archives.
      Ainsi, chez Signac, on peut suivre les subtiles variations d’intitulation au fil des circonstances (l’adaptation au contexte mélomane des XX, les titres « atmosphériques » aux Indépendants, en écho aux séries de Monet, etc.), le titre devenant une sorte d’indicateur dans le processus créatif de l’artiste, mais aussi le témoin de positionnements institutionnels parfois très pragmatiques, voire d’engagements politiques. Sur ce dernier point, M. Jakobi produit une intéressante analyse du processus qui a conduit l’artiste à débaptiser son œuvre « Au temps d’Anarchie » pour l’intituler « Au temps d’Harmonie (l’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir) », attestant un passage significatif des « opus » à des titres de « combat », porteurs d’un intertexte anarchiste. Les recherches et hésitations du peintre sont révélatrices de ses questionnements dans les années 1893-1894, moment où l’anarchie devient une question d’actualité brûlante, suite aux attentats perpétrés à Paris. Encore une fois, l’enquête génétique permet de comprendre le sous-texte dont ces titres sont porteurs, et la volonté de l’artiste de traduire ses idées, non par une inféodation de son art à la politique ou à un quelconque message, mais par des choix plastiques et un dialogue subtil entre la toile et le message verbal qui l’accompagne.
      Au bout de ce parcours, M. Jakobi tire le bilan de son enquête. Bilan théorique, tout d’abord, en faveur de l’approche génétique qui permet d’ouvrir l’histoire de l’art aux acquis d’autres sciences humaines, dans la perspective d’une histoire « globale » des arts. Bilan historique ensuite, entérinant les bénéfices d’une démarche diachronique qui permet d’inscrire les pratiques artistiques dans la longue durée. Bénéficiant de ce double cadrage, théorique et historique, les études monographiques consacrées à Gauguin et à Seurat se révèlent particulièrement éclairantes d’un moment décisif dans l’histoire de l’art, dont le titre manifeste et synthétise parfaitement les enjeux. L’histoire du titre constitue en effet un observatoire privilégié des grandes mutations du champ artistique : « Les titres de tableaux ont une histoire à la fois individuelle et collective où s’expriment les intentions esthétiques et les éventuelles ruptures qui se sont jouées dans la conception même de l’œuvre et dans le statut social et symbolique du peintre » (p. 275). A l’époque étudiée dans l’ouvrage, ils accompagnent le vaste mouvement d’autonomisation de l’art, la liberté dont se dote progressivement l’artiste, les bouleversements techniques (en matière de reproduction et de conservation) et le développement du marché de l’art.
      Le seul regret que l’on puisse émettre concerne l’analyse des dimensions politique et sociale que peut recouvrir le titre. Hormis dans le cas de l’analyse détaillée d’« Au temps d’Harmonie », ces termes sont utilisés de manière souvent trop générale (« l’idéal politique de Signac qui rêve de libérer la peinture de l’emprise du sujet », p. 87) et les développements demeurent, parfois, un peu courts, soit qu’ils renvoient à d’autres travaux, soit qu’ils demeurent trop laconiques (comme l’affirmation que le renvoi, par le titre, au naturalisme, atteste chez Signac « une certaine dénonciation de la violence sociale », p. 230, par exemple). On regrettera aussi le très petit format des illustrations qui accompagnent le texte, même si un abondant cahier couleur, mêlant œuvres et documents, apporte au lecteur un complément appréciable.
      En dépit de ces légères réserves, nul doute que cette étude constituera une ressource précieuse pour les chercheurs qui arpenteront à leur tour la piste fertile des titres : les historiens de l’art pourront tirer profit de la terminologie élaborée par l’auteure pour saisir cet objet, dont l’évidence cache la complexité, de même que d’utiles et précis inventaires (inventaire des titres pendant la période océanienne pour Gauguin ; inventaire des titres d’Opus peints par Signac sur le recto de la toile). Quant aux chercheurs issus d’autres disciplines (historiens de la littérature ou de la musique, par exemple), ils y trouveront également des pistes fertiles pour (re)prendre à bras-le-corps la question du titre dans leurs champs respectifs.

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