L’art contraint. L’exemple des images
d’anatomie et d’astronomie aux XVIe
et XVIIe siècles

- Claire Bouyre et Pascal Duris
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Fig. 3. J. de Calcar, Etude de
squelette
, 1543

Fig. 4. J. de Calcar, Etude
d’écorché
, 1543

Fig. 5. J. Wilkins, The Discovery
of A World in the Moon
, 1638

Fig. 6. J. Wilkins, A Discourse
concerning A New world
, 1640

Fig. 7. Galilée, Dialogo sopra i due
massimi sistemi del mondo
, 1635

      La célébrité du livre de Vésale ne tient pas seulement à son frontispice mais aussi aux quelque 270 planches de toutes tailles, gravées sur bois, qui l’illustrent. Si elles marquent par leur précision et leurs légendes le début d’une iconographie médicale scientifique, elles n’en sont pas pour autant toutes dessinées d’après nature, nous allions dire sur le vif. L’ambition de Vésale, avec ses planches, dont certaines font jusqu’à 34 cm de haut, est de mettre « l’équivalent d’un corps disséqué sous les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la Nature » [5]. Des squelettes armés de pelles voisinent avec d’élégants écorchés qui déambulent comme des vivants dans des paysages italiens, manière pour le dessinateur de dédramatiser ce que la scène, à bien y réfléchir, peut avoir d’horrible (figs. 3 et 4) [6]. Comme l’écrit Monique Sicard, « ce qui est montré n’est pas seulement une anatomie, mais la posture nouvelle et sereine d’un Homme qui prend connaissance de lui-même, au cœur d’une géographie à son échelle » [7]. La force d’évocation de certaines de ces planches a inspiré à Baudelaire son fameux poème sur « Le Squelette laboureur » dans Les Fleurs du mal.

 

L’image d’astronomie

 

      Au contraire des images d’anatomie, celles d’astronomie représentent beaucoup plus souvent ce qui pourrait être que ce qui est. La faute aux distances considérables qui séparent l’observateur, même armé d’une lunette, de l’objet observé. C’est aussi la raison pour laquelle la lecture de ces images est souvent assez complexe, comme nous allons le montrer à partir de l’examen de plusieurs frontispices empruntés à l’œuvre du savant anglais John Wilkins.
      Jusqu’en 1543, l’homme de Vésale vit sur une Terre immobile au centre de l’univers, entourée de la Lune, du Soleil et des cinq planètes visibles à l’œil nu. Mais Copernic substitue à ce géocentrisme hérité d’Aristote et de Ptolémée un point de vue héliocentrique : c’est désormais le Soleil qui est placé au centre de l’univers et qui l’éclaire de tous ses rayons à la manière d’un luminaire céleste. Le frontispice de la première édition en 1638 du livre de Wilkins, The Discovery of a World in the Moone (fig. 5) comporte une représentation du système héliocentrique de Copernic. Les planètes (Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne) y effectuent leurs révolutions autour d’un Soleil central, entourées elles-mêmes de la sphère des étoiles fixes. L’astre solaire est symbolisé par un disque doté de traits humains d’où partent seize rayons. Cette représentation anthropomorphique, devenue courante à la Renaissance, puise son origine dans la mythologie gréco-romaine [8].
      Si le frontispice d’une deuxième édition du livre de Wilkins (1638B) est identique au premier, en revanche, celui de la troisième édition de 1640 est très différent (fig. 6) car il prend en compte l’ajout dans le texte d’un développement (proposition XVI) suivant lequel un moyen de transport vers la Lune pourra un jour être inventé, et d’une défense du système de Copernic. De part et d’autre du panneau central dans lequel est inscrit le titre du livre, A Discourse concerning A NEW world & Another Planet In 2 Bookes, se tiennent Copernic, Galilée, et Kepler, dont on ne voit que la tête. L’image de ces trois personnages emblématiques de l’astronomie des XVIe et XVIIe siècles est évidemment un gage de sérieux et de véracité pour le livre. Elle apporte aussi une caution scientifique à l’hypothèse d’un Nouveau Monde qui y est développée, c’est-à-dire la possibilité que la Lune soit habitée comme la Terre. Il est possible que le graveur se soit inspiré ici du frontispice du Dialogo (1635) de Galilée qui montre Aristote, à gauche, appuyé sur un bâton, pointer un doigt accusateur vers un Copernic bedonnant, à droite, sous l’œil de Ptolémée, un peu en retrait, et qui semble jouer le rôle de médiateur entre les deux hommes (fig. 7).
      Dans le frontispice de Wilkins, le graveur fait parler ses trois astronomes par le moyen de phylactères placés au-dessus d’eux : Copernic, sur la gauche, qui tient dans sa main son modèle héliocentrique, demande aux deux autres en pointant son doigt vers son système : « Quid si sic ? » (Que pensez-vous de cela, de cette hypothèse ?). Sur la droite, Galilée, tenant à la main sa lunette astronomique, semble apporter une réponse : l’hypothèse copernicienne peut être renforcée par l’observation grâce aux instruments d’optique. Quant à Kepler, qui s’appuie sur les épaules de Galilée, il imagine des ailes pour se déplacer vers les astres et aller vérifier ces dires : « Utinam et alae » (S’il pouvait y avoir des ailes). Dans la partie supérieure du frontispice figure le système copernicien : le Soleil, au centre de l’univers, confère lumière, chaleur et mouvement à toutes les planètes : « Omnibus do lucem calorem motum », mention qui ne figurait pas sur le frontispice de l’édition de 1638. Les planètes représentées sont, du Soleil vers la sphère des fixes, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne. Avec cette représentation, la Terre fait désormais partie des planètes. Et si la Terre est une planète, alors pourquoi les planètes ne pourraient pas être aussi des terres ? Ce système est l’un des postulats de base qui permet à Wilkins d’affirmer que la Lune est une Terre. Les étoiles de la dernière et huitième sphère, schématisées de tailles variables, s’étendent jusqu’au cadre de la gravure, et plusieurs interprétations actuelles soutiennent qu’il s’agit d’une représentation d’un Univers infini, avec un nombre infini d’étoiles [9]. Mais il n’en est rien. En réalité, selon Wilkins, les étoiles nous apparaissent innombrables du fait de la faiblesse de l’œil à discerner les choses à un si grand éloignement. Par conséquent, il y a plus de représentations d’étoiles qu’il n’y a de vrais corps [10]. Pour lui, le nombre d’étoiles est fini, l’univers est sphérique, et le Soleil est au centre de l’Univers.
      La représentation de Galilée avec sa lunette astronomique à la main met en exergue les arguments appuyant la thèse de l’héliocentrisme et précise la nature des corps célestes. Grâce à son instrument, Galilée a découvert les satellites de Jupiter et observé les phases de Vénus. Il a également remarqué la présence de montagnes et de cratères sur la Lune, mettant ainsi en cause la perfection de cet astre admise depuis Aristote. La Lune est un corps opaque comme la Terre, et sa clarté n’est pas immanente. Sa lumière provient du Soleil, et les deux astres (Terre et Lune) s’éclairent mutuellement : « Mutuo se illuminant », est-il mentionné au centre du frontispice. Sur l’orbite de la Terre, la formule « Universum ornant » signifie « Elles ornent l’Univers ». Il peut s’agir de la Terre et de la Lune, mais plus largement de toutes les planètes du système solaire. La traduction de « Sua fovent », toujours sur l’orbite de la Terre, pose en revanche plus de difficultés. « Sua fovent » pourrait signifier : « Elles protègent les leurs ». « Elles » correspondrait à la Terre et à la Lune, et « les leurs » ferait référence à tout ce qui se trouve sur ces deux planètes, y compris, des êtres vivants. Une traduction différente, proposée par Kaoukji et Jardine (2010), est : « Elles nourrissent les leurs ». Cette phrase serait alors en adéquation avec la représentation de Proserpine tenant dans sa main une gerbe de blé. Son rôle nourricier serait ainsi mis en valeur. En acceptant cette traduction, beaucoup plus explicite, l’existence d’êtres vivants sur la Lune apparaît clairement.

 

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[5] Vésale, Fabrica (Préface), f° 3v.
[6] H. Cazes, « Anatomie de l’image répétée chez André Vésale et Charles Estienne », Textimage, 2012 ; P. Corinne, « L’anatomie entre art et science au XVIe siècle : autopsie d’un regard », Communication et langages, 127, 2001, pp. 61-77.
[7] M. Sicard, La Fabrique du regard. Images de science et appareils de vision (XVe-XXe siècle), Paris, Odile Jacob, 1998, p. 45.
[8] A. Fr. Negri, « L’iconographie du Soleil dans la Renaissance italienne », dans les actes du Colloque international sur « Le Soleil à la Renaissance : sciences et mythes », Paris/Bruxelles, PUF/Presses universitaires de Bruxelles, 1965, pp. 519-538.
[9] N. Kaoukji et N. Jardine, « "A frontispiece in any sense they please" ? On the significance of the engraved title-page of John Wilkins’s A Discourse concerning A NEW world & Another Planet, 1640 », dans Word & Image: A Journal of Verbal/Visual Enquiry, 2010, 26 (4), pp. 429-447 ; Fr. Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011, p. 92 ; A. M. E. Ross, Luminaries in the Natural World. The Sun and the Moon in England, 1400-1720, New York, Peter Lang Publishing, 2001, p. 143.
[10] [J. Wilkins], A Discourse concerning A New world & Another Planet, in 2 Bookes, Londres, par John Norton pour John Maynard, [1638] 1640, II, pp. 56-57.