Navratil, ou la littérature par l’album
- Cécile Boulaire
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Fig. 10. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996

Fig. 11. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996

Fig. 12. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996

Fig. 13. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996

Fig. 14. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996

     Dans la première de ces doubles-pages, où les noyés sont encore anonymes, les pages sont arrachées à une vieille édition de Martin, l'enfant trouvé, roman d’Eugène Sue [2]. Dans la seconde double-page, les vagues qui engloutissent le père sont imprimés sur trois fragments de pages : le premier vient encore d’Eugène Sue… mais les deux autres sont pris à l’Iliade. Comment comprendre ce glissement ? Il semble que par ce choix des papiers collés sous ses estampes, mêlés aux images imprimées, l’illustratrice nous dit sur quel registre interpréter ce qui est raconté. L’accident propulsait notre personnage dans le trivial : l’histoire individuelle, singulière, semblait évincée par la dimension forcément collective du naufrage ; il n’y avait plus lieu de l’envisager comme personnelle, elle devenait un bien commun, « une cicatrice dans l’histoire du monde ». Commune, dans tous les sens du terme, elle s’accompagnait du surgissement du banal, par l’intermédiaire de la publicité déchirée. Puis à l’annonce de l’événement succède l’évocation de ses conséquences : les morts par dizaines. D’abord anonymes, car trop nombreuses, ces morts sont « banalement dramatiques », comme sont banalement dramatiques les paroles des complaintes des chansonniers ou les tire-larmes de l’édition populaire de ces années 1910, genres dévalorisés littérairement, associés à l’émotion facile. Michel Navratil est arraché à la singularité de sa biographie, et ramené à un « type », celui que Sue parvient à imposer dans le roman mélodramatique en vogue jusqu’à la Première guerre mondiale : l’enfant trouvé.
      Or c’est avec l’unicité de la mort du père, découpée en trois étapes terribles, que l’histoire tout à la fois regagne sa singularité, et atteint à l’universel. Tout à coup, nous échappons au trivial du fait divers qui affecte une foule anonyme, pour assister, comme spectateurs, à la mort d’un personnage singulier, le père de Michel Navratil, ou plus encore, à « la » scène par excellence, la Mort du Père – et alors le roman facile s’efface pour faire place au chef-d’œuvre de la littérature de tous les temps, l’Iliade d’Homère. Non pas l’Odyssée (elle accompagnait plus tôt l’image où le petit Michel Navratil contemplait l’horizon), récit du voyage d’un père cherchant à regagner l’île où l’attend son fils, mais bien l’Iliade, qui raconte l’interminable guerre que se livrent Athènes et Troie, dans laquelle meurent tant de pères et tant de fils. Dans cette page, l’histoire de Michel Navratil s’arrache un instant à l’épisode célèbre de l’histoire des catastrophes maritimes, pour devenir celle d’une souffrance intime et absolue à la fois, celle d’un fils qui voit son père mourir. La hiérarchisation des types de papiers collés dans les images sert à dire ce glissement dans le ton de l’histoire racontée.

 

Retour à terre et flot de paroles

 

     Le trivial reprend le dessus dès la double-page suivante (fig. 10), et désormais le récit colle à ce qu’on a pu en savoir publiquement, notamment par les témoignages publiés dans la presse. D’ailleurs, l’estampe s’imprime sur des coupures de journaux.L’aventure est redevenue collective, les silhouettes sont anonymes, les survivants traités comme des objets : « c’est dans des paniers ou des sacs qu’ils nous hissèrent ». S’ils accèdent désormais à la célébrité, c’est collectivement, et au nom du naufrage dont ils sont victimes ; les pages suivantes vont s’efforcer de montrer comment ces passagers survivants tentent de regagner une identité, de retrouver le cours de leur existence singulière et de s’extraire du lot des 711 rescapés. La double-page qui clôt l’épisode du naufrage (fig. 11) renoue avec le soin graphique des gravures de la première partie : visages individualisés, encrage profond se découpant sur un fond uni, sans trace désormais de papiers collés. Cette double-page mérite un commentaire particulier : marquant l’arrivée des survivants dans le port de New York, elle draine dans sa minutie graphique un flot de réminiscences visuelles qui ont fait de cette scène un topos du récit en images, de la bande dessinée au cinéma. Les corps des passagers serrés sur le pont et tendus vers le continent, la skyline se découpant visuellement en arrière plan, la silhouette du petit remorqueur qui dirige le regard du lecteur vers le timbre collé par-dessus l’image représentant la statue de la liberté, enfin la vaste zone vierge ménagée pour le texte qui parle de « légende » et de « terre promise », tout renoue ici avec le récit mythique de l’Amérique, lieu où construire un monde quand on a tout quitté – mais la froideur des visages ébauchés par Charlotte Mollet dément le stéréotype : ces passagers-là ont tout perdu, ce sont des survivants. Nous avons glissé vers la dernière partie de l’album.
      Si le style reste le même, c’est pourtant une nouvelle grammaire qui permet à l’illustratrice d’agencer l’estampe et l’intégration de collages dans son œuvre. Alors que la deuxième partie a joué sur la superposition d’imprimés et de gravures, ici les deux mediums sont séparés. Charlotte Mollet revient à un usage plus traditionnel de la linogravure, qui s’imprime sur un fond neutre. Et par ailleurs une double-page, ainsi que la page de gauche qui la suit, sont intégralement consacrées à des coupures de presse de l’époque du Titanic, cette fois assemblées avec un soin méticuleux, de sorte que le lecteur puisse lire les textes et confronter les photographies aux dessins.
      Cette nette distinction invite à un autre mode de lecture de ces pages. Tandis que la première partie a favorisé une immersion dans le récit, en suivant la perception éblouie d’un enfant, et que la deuxième partie a joué sur la violence tragique des événements, ici la stricte composition de la troisième partie invite à glisser progressivement d’une lecture narrative à une interprétation inquiète du récit, puis à une réflexion mûrie sur la mémoire et la souffrance. Ce glissement se fait en trois temps.
      D’abord, le récit des retrouvailles (fig. 12) : une première double-page, muette, présente une palette de rescapés, disposés en corolle sur le pourtour de la page. Loin des silhouettes grossières du moment du naufrage, ces personnages ont chacun des traits soigneusement dessinés, des expressions et des attitudes singulières. Tous laissent percevoir la joie et le soulagement, certains encore une angoisse diffuse. L’absence de texte semble faire place à la multiplicité des paroles singulières échangées par chacun des survivants, rendu à sa vie intime, à ses perceptions propres – qui ne regardent pas le lecteur : ce n’est pas leur histoire qui nous est racontée. C’est un des effets profondément littéraires de l’image : à travers cette focalisation iconique multiple, l’image nous laisse dans le silence sur les paroles échangées ; nous ne saisissons fugacement que leurs sentiments, sans accéder plus intimement au cœur de chacun des personnages de cette corolle visuelle, chœur au sens dramatique du terme.
      A cette double page muette pleine de paroles intimes échangées mais non données au lecteur, succède une double-page où revient la parole, cette fois sous la forme d’un flot indifférencié (fig. 13). Les seuls en effet qui n’ont pas pu raconter leur expérience à ceux qui les attendaient, ce sont Michel Navratil et son petit frère, que personne, justement, n’attend à New York. Par la force des choses, les voilà transformés en « orphelins célèbres », oxymore dont on comprend à la fois que les journaux aient pu en être friands, et qu’il fut douloureux pour les deux enfants. Le texte insiste sur cette abondance de « paroles sur » :

 

Les titres des journaux étaient si gros et les vendeurs de journaux criaient si fort, que la nouvelle du naufrage du Titanic fit le tour du monde, avec notre photo.

 

      L’image traduit l’angoisse des deux enfants perdus. En arrière-plan, une ribambelle de silhouettes défile, lisant les journaux ; au premier plan, trois personnages sont penchés aussi sur des journaux, deux d’entre eux semblent deviser à ce sujet ; un vendeur en casquette en tient même un étalé devant lui. Mais ce qui frappe ici, c’est que ces journaux dessinés par Charlotte Mollet sont illisibles. Page précédente, les retrouvailles des rescapés, bien que silencieuses, paraissaient chaleureuses ; ici au contraire, le vacarme produit autour du sort des deux enfants se révèle angoissant. « La Terre entière voulait [les] adopter », mais le lecteur devine que ces deux petits garçons n’attendent qu’une personne, absente de l’image.
      La double-page suivante va soulever cette angoisse (fig. 14), tout en amenant au deuxième temps du dénouement. Par le flot des articles de presse, la mère des petits Navratil a retrouvé leur trace. Pour cet épisode, Charlotte Mollet joue la superposition des estampes. En avant, d’une encre plus dense, des adultes maniant téléphone et courrier semblent s’affairer autour des deux enfants, tandis qu’on devine, comme en palimpseste en arrière, avec un encrage plus pâle, la seconde séquence de ces retrouvailles : les deux enfants avancent vers leur mère ; enfin elle les serre dans ses bras. Cette superposition a plusieurs fonctions. D’une part, en plaçant au premier plan des adultes non identifiés, munis d’outils de communication, elle insiste encore sur le flot de paroles qui a suivi la catastrophe – des propos tenus au sujet des petits Navratil, non pas des paroles dites par eux. D’autre part, elle repousse pudiquement dans un arrière-plan plus difficilement lisible l’étreinte tendre de la mère retrouvant ses petits, le plus jeune blotti nu dans ses bras, comme un nourrisson, alors que sur l’image précédente il est représenté vêtu. Dans ces retrouvailles sensuelles et sans paroles, les deux garçons semblent retrouver une place d’enfants : non pas héros de presse à sensation, mondialement connus, non pas personnages d’épopées ou de tragédies, mais petits enfants quêtant la chaleur des bras maternels. Une nouvelle fois, l’intelligence des choix graphiques de Charlotte Mollet souligne avec délicatesse l’intrication des histoires : la superposition des deux estampes dit l’enchevêtrement de l’histoire individuelle et de l’histoire collective, tout en exprimant le sentiment que la seconde étouffe la première. L’histoire pourrait s’arrêter là – et d’une certaine manière, elle est finie : ce qui suit est une réflexion méta-textuelle.


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[2] Edité en 1846, donné dès l’année suivante en drame au Théâtre de la Gaîté sous le titre Martin et Bamboche ou les amis d’enfance.