Les métaphores dans Le Poème du Quinquina :
science, image et imagination

- Mathieu Bermann
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      Mais cette rêverie n’exclut pas la recherche d’un juste rapport entre la réalité et l’image et il arrive que celui-ci passe par la comparaison plutôt que par la métaphore. Si les deux figures présentent toutes deux une « fiction de ressemblance », selon Nathalie Petitbon, c’est « en acte dans la métaphore [et] en puissance dans la comparaison » [54]. Parce qu’elle n’assimile pas le comparant et le comparé mais suggère simplement un rapprochement possible entre eux, la comparaison « simule une voie vers une nouvelle catégorisation potentielle » là où la métaphore l’affirme [55]. Dans le Poème du Quinquina, par exemple, La Fontaine se contente de suggérer une recatégorisation imaginaire du frisson sans la réaliser :

 

Le malade ressemble alors à ces vaisseaux
Que des vents opposés et de contraires eaux
Ont pour but du débris que leurs fureurs méditent ;
Les ministres d’Eole et le flot les agitent ;
Maint coup, maint tourbillon les pousse à tous moments,
Frêle et triste jouet de la vague et des vents.
En tel et pire état le frisson vient réduire
Ceux qu’un chaud véhément menace de détruire ;
Il n’est muscle ni membre de l’assemblage entier
Qui ne semble être près du naufrage dernier [56].

 

La Fontaine modalise l’image de l’homme-navire pris dans la tempête en employant deux verbes comparatifs, « ressemble » et « semble ». Selon Irène Tamba-Mecz, le premier produit une analogie qui ne va pas jusqu’à l’« homologie constitutive » tandis que le second « signale une relation figurée qu’[il] n’engendre pas ». Pour l’énonciateur, il s’agit ainsi de témoigner d’un « décalage entre ce qu’il sait et ce qu’il ressent » : « il tient à communiquer son impression, même si elle est illusoire » [57].
      La Fontaine ne renonce donc pas à la modalité énonciative imaginaire contenue dans les comparaisons ou les métaphores relevant du régime cognitif ; au contraire, qu’il s’agisse de métaphores terminologiques entrées dans la langue ou de vraies figures censées cerner le plus objectivement possible une réalité médicale, le poète s’en empare et les amplifie pour faire naître ou renforcer les « propositions de fiction » [58] qu’elles contiennent. Ce travail de figuration, plus ou moins modalisé, et souvent ludique, traduit une forte tension entre ressenti et savoir, exactitude et extrapolation, observation et inventivité, subjectivité poétique et objectivité scientifique.

 

Science, image et imagination

 

Une « rationalité imaginative » : le faux à partir du vrai

 

      Dans le Poème du Quinquina, quel que soit son régime sémantique, l’image contribue à l’élaboration d’un savoir scientifique à la fois normatif et explicatif – les deux n’étant pas toujours dissociables. Mais la portée et l’efficience de l’image dans le dispositif heuristique mis en place par La Fontaine ne vont pas de soi. Les analogies fictives proposées par le poète, puisant volontiers ses images dans le champ mythologique, peuvent surprendre chez ce « disciple de Lucrèce » [59], dans la mesure où, comme le rappelle Jean-Charles Darmon, « l’une des fonctions premières du savoir, pour Lucrèce et pour le maître du Jardin, (…) résidait (…) dans la destruction des phantasmes, mythes, fictions, inventés, répétés, amplifiés par les poètes » [60].
      Pourtant, c’est vraisemblablement chez le néo-épicurien Gassendi que La Fontaine trouve la légitimation de l’image en tant que phénomène heuristique. En effet, largement diffusée dans les milieux mondains, par l’intermédiaire de François Bernier et de son Abrégé, et notamment dans le salon d’une autre muse savante chère à La Fontaine, Mme de La Sablière, la philosophie de Gassendi valorise l’imagination au même titre que l’intellect :

 

[…] c’est d’un même pas et en une même progression que vont Phantaisie et Intellect, à tel point que de prime abord ils peuvent sembler constituer une seule faculté, simple et indivisible [61].

 

Reposant sur la « co-présence, (…) du sensible et de l’intelligible, de l’image et de l’idée » [62], selon les termes de Jean-Charles Darmon, cette théorie inspire La Fontaine, comme le prouve une lettre de 1687 adressée à la duchesse de Bouillon, dédicataire quelques années auparavant du Poème du Quinquina. Après avoir vanté l’étendue du savoir philosophique de sa muse, il encense, sur le mode ludique propre à la lettre galante, ce qu’il considère comme deux facultés complémentaires, l’imagination et l’intellect :

 

[…] il me souvient qu’un matin, vous lisant des vers, je vous trouvai en même temps attentive à ma lecture et à trois querelles d’animaux. (…) Qu’on juge par-là, Madame, jusqu’où votre imagination peut aller quand il n’y a rien qui la détourne. Vous jugez de mille sortes d’ouvrages, et en jugez bien […] [63].

 

La Fontaine loue tour à tour l’imagination et le jugement de son ancienne protectrice, ce qui laisse penser qu’il les place sur un plan d’égalité, ou du moins qu’il estime que la première est nécessaire au second dans l’art de lire et de penser.
      C’est pourquoi, dans le Poème du Quinquina, la modalité énonciative imaginaire propre à la métaphore n’est pas incompatible avec le discours intellectuel. « Tendue (…) entre l’intellect et le sensible », selon Joëlle Gardes-Tamine, la métaphore permet « de trouver une sorte de rationalité sensible » ou une « rationalité imaginative » d’après les termes de George Lakoff et Mark Johnson [64]. Pour La Fontaine, la métaphore fournit donc la matière sensible nécessaire à l’élaboration d’un savoir qui, sans elle, serait incomplet.
      En s’adressant à l’esprit aussi bien qu’au cœur, les images visent à faire effet sur le lecteur. Qu’elles expliquent les propriétés du quinquina, le mécanisme des organes ou le développement de la maladie, les images du Poème du Quinquina ancrent le discours scientifique, parfois théorique et abstrait, dans l’univers des sens et de la sensation : il s’agit de donner corps au savoir pour toucher le lecteur. A cette fin, La Fontaine remobilise un imaginaire collectif, notamment à travers les nombreuses images empruntées à la mythologie. En effet, selon Gaston Bachelard, « la culture, en nous donnant connaissance des mythes anciens qui ressemblent à certains thèmes de nos rêveries, nous apporte la permission de rêver » [65]. Telle est l’invitation lancée par La Fontaine au lecteur du Poème du Quinquina ; en combinant l’exigence objective du scientifique qui décrit le réel, et l’onirisme de l’écrivain qui explore le possible, La Fontaine en appelle à la fois à la raison et à l’imagination.
      Ainsi La Fontaine transpose le principe même de la « pensée par fable » [66] dans le poème scientifique. La métaphore est un mensonge semblable à l’apologue en ce qu’il contient des vérités [67]. Sa bipartition ressemble à celle de la fable : le phore est un corps fictionnel véhiculant un savoir à propos d’un thème abstrait ou théorique – comme l’est l’âme-moralité de l’apologue.
      C’est d’ailleurs dans une fable, suivant Le Discours à Mme de La Sablière, que La Fontaine revendique, d’après Jean-Charles Darmon, les « droits épistémologiques de l’analogie et de la métaphore » [68] :


[…] si le bois fait la flamme,
La flamme, en s’épurant, peut-elle pas de l’âme
Nous donner quelque idée ? [69]

 

Bien qu’elle soit fictive, l’analogie entre la flamme et l’âme est susceptible d’enrichir notre connaissance. De la même manière, dans le Poème du Quinquina, l’identification de la « valvule » à une « geôlière peu soigneuse à fermer la prison » [70] ou celle des « esprits animaux » à un peuple en révolution [71], sont certes mensongères, car opposées à la logique rationnelle, mais cette similitude imaginaire est porteuse sinon de la vérité, du moins d’une vérité ou d’une part de vérité. L’image nous donne simplement « quelque idée » de la réalité : le déterminant indéfini indique que de la métaphore naît un sens parfois vague, intuitif, fuyant, à mi-chemin entre l’intellect et le sensible.
      A travers les images, la pensée scientifique se met en scène dans son imprécision même : en amplifiant les métaphores qu’il emprunte aux physiciens, aux médecins et autres professionnels du savoir, La Fontaine renforce le caractère fictif des analogies afin de mieux, peut-être, le signaler et ainsi rappeler que cette connaissance est incomplète. Par la métaphore, le savoir est suggéré, comme si La Fontaine n’offrait qu’une proposition de vérité au lecteur. Mais la suggestion relève également de l’implicite : au-delà de ce qui est énoncé expressément par le biais de l’image, la logique métaphorique elle-même est censée faire émerger le savoir dans l’esprit du lecteur.

 

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[54] N. Petibon, « La figuration de la comparaison, une virtualité fictionnelle », dans Figures et figuration, colloque international de jeunes chercheurs, actes publiés en ligne (dernière consultation le 24 septembre 2015).
[55] Ibid.
[56] La Fontaine, Poème du Quinquina, éd. cit., Chant I, p. 68.
[57] I. Tamba-Mecz, Le Sens figuré, Op. cit., p. 163.
[58] N. Petibon, « La figuration de la comparaison, une virtualité fictionnelle », art. cit.
[59] La Fontaine, Poème du Quinquina, éd. cit., Chant I, p. 62.
[60] J.-Ch. Darmon, Philosophies épicuriennes et littérature au XVIIe siècle, études sur Gassendi, Cyrano de Bergerac, La Fontaine, Saint-Evremond, Paris, PUF, 1998, p. 29.
[61] P. Gassendi, Opera Omnia, II, 451a (cité par Jean-Charles Darmon, Philosophies de la fable, poésie et pensée dans l’œuvre de La Fontaine, Paris, Hermann, « Lettres », 2011, p. 229).
[62] J.-Ch. Darmon, Philosophies de la fable, poésie et pensée dans l’œuvre de La Fontaine, Op. cit., p. 229. « Il importerait de montrer comment ce thème gassendien a pu progressivement devenir un "lieu commun", voire un signe de reconnaissance du néo-épicurisme, autour de La Fontaine, et parfois très près de lui » (Ibid.).
[63] La Fontaine, Lettre à Madame la Duchesse de Bouillon, 18 décembre 1687, dans Œuvres complètes, Tome II : Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, p. 670.
[64] G. Lakoff, Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel de Fornel avec la collaboration de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Minuit, « Propositions », 1985, p. 204.
[65] G. Bachelard, L’Air et les Songes, Op. cit., p. 252.
[66] J.-Ch. Darmon, Philosophies de la fable, poésie et pensée dans l’œuvre de La Fontaine, Op. cit., p. 232.
[67] Le fabuliste rappelle les rapports féconds entre le vrai et le faux sur lesquels repose l’apologue : « Je chante les héros dont Esope est le père,/Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,/Contient des vérités qui servent de leçons » (A Monseigneur le Dauphin I, v. 1-3, dans Œuvres complètes, Tome I : Fables, Contes et Nouvelles, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 29).
[68] J.-Ch. Darmon, Philosophies de la fable, poésie et pensée dans l’œuvre de La Fontaine, op. cit., p. 233.
[69] La Fontaine, Discours à Mme de La Sablière IX, v. 211-213, dans Œuvres complètes, éd. cit., Tome I, p. 388.
[70] Poème du Quinquina, éd. cit., Chant I, p. 68.
[71] Ibid., p. 67.