L’illustration naturaliste sous influences
- Valérie Chansigaud
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Fig. 16. R. Mützel, « Hiänenhund », Brehms
88thierleben…
, 1876

Fig. 18. « Schollen », Brehms thierleben…, 1900

Fig. 21. Ch. Kearton, « Gannet, or Solan
Goose », British Birds' Nests…, 1895

Fig. 24. Ch. Kearton, « How the Great
Black-Backed Gull alights and rises »,
Photographing Wild Life…, 1909

Fig. 26. « Chimney Swift »,
W. E. D. Scott, Bird Studies…, 1898

Fig. 27. « Bobolink, Reed Bird and Young, ¾ Life-size »,
Birds Illustrated by Color Photography…, 1896

      La fabrication de scènes naturelles ne peut se faire sans erreurs ou approximations. Une autre planche de Mützel (fig. 16) montre une meute des lycaons chassant des antilopes. Cette meute est compacte, assez désordonnée, or, les lycaons sont d’habiles chasseurs ayant des techniques de chasse très élaborées (par exemple des individus rabattent les proies vers d’autres lycaons en embuscade). Ce n’est donc pas au moment de la chasse que l’on peut voir des lycaons rassemblés densément, mais à d’autres occasions. Cette erreur s’est maintenue lorsque l’illustration originelle est entièrement reprise par Wilhelm Kuhnert pour être mise en couleurs : sa planche (fig. 17 ) est grosso modo identique à la précédente.
      Les intentions de Brehm sont clairement explicitées dans son introduction : il s’agit de promouvoir une nouvelle façon de faire de l’histoire naturelle, en rupture avec la zoologie traditionnelle. Au lieu d’observer des spécimens naturalisés et conservés dans une collection, le naturaliste doit observer les animaux vivants dans leur milieu, ce changement méthodologique conduisant d’ailleurs à la production des connaissances nouvelles. Les planches choisies par Brehm sont donc une transposition visuelle de cette entreprise.
      L’intérêt de Brehm pour le milieu (ou environment en anglais) s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui touche de nombreuses disciplines scientifiques au XIXe siècle : histoire naturelle, géographie, médecine, histoire, psychologie, sociologie… L’émergence de l’écologie — le mot est imaginé par Ernst Haeckel (1834-1919), en 1866 — n’est qu’une facette d’un courant intellectuel beaucoup plus vaste.
      Pourtant, dès que l’on étudie l’ensemble des illustrations parues dans le Brehms Thierleben, on constate que les illustrateurs se heurtent à un obstacle majeur : le milieu de certains animaux n’est tout simplement pas représentable. C’est le cas, par exemple, des milieux aquatiques. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les poissons sont toujours représentés après leur pêche et à sec (éventuellement, l’illustrateur les pose à la surface de l’eau), le milieu aquatique lui-même est tout à fait inconnu par les iconographes. Cela commence à évoluer avec le développement de la photographie sous-marine, mais celle-ci ne débute véritablement qu’avec les travaux de Louis Boutan (1859-1934) dans les années 1890 et reste durant plusieurs décennies une technique complexe très peu diffusée. Pour la représentation des poissons dans leur milieu naturel, les illustrateurs de Brehm ont donc dû recourir à divers stratagèmes. La figure 18 montre des poissons morts échoués sur une plage, mais l’illustrateur parvient à insuffler une impression de vie à cette planche par la disposition oiseaux marins bien vivants. L’ensemble constitue bien un milieu naturel, mais c’est celui des oiseaux et non des poissons. Dans la figure 19 , on voit cette fois des poissons évoluant dans l’eau, la décoration se limitant à un peu de végétation au second plan ; il s’agit clairement d’une représentation inspirée d’un aquarium de l’époque, une référence guère étonnante puisque Brehm dirige l’aquarium de Berlin à partir de 1867.
      A la même époque, un dispositif muséal commence à susciter un immense engouement : les dioramas. Il s’agit de recréer derrière une vitrine un morceau de nature comprenant les animaux naturalisés dans des postures « naturelles », de la végétation et des éléments de décor (rochers, terre, sable…), et l’on renforce parfois l’impression de vérité en plaçant des toiles peintes en trompe l’œil en arrière-plan. Le résultat est souvent saisissant de réalisme, comme on peut le voir sur cette photographie de 1895 d’un diorama britannique (fig. 20 ). Les installations de ce genre commencent à se populariser à partir des années 1860 et 1870 dans les pays germanophones, anglophones et du nord de l’Europe, mais pas du tout en France sans doute parce que l’étude de la nature vivante y suscite un intérêt bien moindre. La finalité des planches de Brehm et des dioramas est clairement le même : donner à voir des animaux comme s’ils étaient vivants, évoluant librement dans leur milieu naturel.

 

Les raisons du succès de la photographie animalière

 

      En 1895, paraît le premier livre d’animaux entièrement illustré de photographies prises dans la nature : British Birds’ Nests: How, Where, and When to Find and Identify them de Richard Kearton (1862-1928) avec des photographies de son frère, Cherry (1871-1940). La popularité de ce type d’ouvrages est rendue possible par un intérêt déjà solidement établi pour les images « réalistes » de la nature. Certes, ces premières photographies animalières sont encore rudimentaires et les temps de pose imposent que les sujets demeurent immobiles d’où le faible nombre de photographie d’oiseaux en vol (fig. 21) et le choix de photographier des nids (fig. 22 ). Les prises de vue dans la nature avec les appareils de l’époque constituent souvent des tours de force (fig. 23 ) dont les photographes font eux-mêmes la promotion. Ainsi, les frères Kearton font paraître dès 1898 un ouvrage [8] expliquant les techniques utilisées pour réussir leurs photographies comme l’emploi de dispositifs de camouflage (tente recouverte de branches, charrette de foin) et les méthodes d’approche d’oiseaux inaccessibles comme ceux vivant dans des falaises ou nichant au sommet des arbres. Pour la première fois dans l’histoire de l’illustration naturaliste, ceux qui produisent les images expliquent au grand public comment ils ont procédé, l’illustrateur quitte alors le secret des ateliers pour devenir le héros d’une certaine relation à la nature [9]. Les progrès techniques sont néanmoins très rapides et l’on voit bientôt des clichés d’oiseaux en vol (fig. 24) ou en train de nourrir leurs petits (fig. 25 ). Les représentations idéales de la nature imaginées par Brehm au milieu du XIXe siècle — rendues visibles par le talent des illustrateurs — permettent le succès immédiat de la photographie animalière, celle-ci n’« inventant » pas ce type d’image de la nature, mais la traduisant sur un nouveau support.
      Par ailleurs, l’irruption de la photographie n’est pas vécue par les naturalistes de cette époque comme une concurrence à l’illustration : les frontières entre les différents genres sont particulièrement floues et de nombreux livres présentent à la fois des photographies et des dessins. De plus, la photographie n’est pas toujours utilisée pour saisir la nature vivante et sauvage et l’on connaît des ouvrages montrant des oiseaux morts, d’autres des oiseaux naturalisés dans des postures vivantes, voire des oiseaux vivants photographiés dans des cages ou des volières, etc. Bird Studies: An Account of the Land Birds of Eastern North America (1898) présente tous ces types d’images comme son auteur, William Earl Dodge Scott (1852-1910), l’explique dans sa préface : « Some [photographies] are taken from live birds, others from dead ones, some are from stuffed birds, others from prepared skins. All are faithful and accurate pictures, just what the camera presents, with its keen interpretation. All of the live birds photographed for this book, and the greater number of the stuffed and mounted specimens, belong to the private collection of the author » (fig. 26). La colorisation renforce l’impression d’artificialité de certaines images comme le montre cette planche (fig. 27) qui est probablement la photographie d’un diorama, tirée d’un magazine très populaire des premières années du XXe siècle.

      L’illustration naturaliste n’est pas simplement une technique de mise en image d’un objet scientifique, une façon de rendre observable pour un lecteur une plante ou un animal étudié ailleurs. On a vu plus haut, avec l’exemple des plantes chimériques, que les représentations naturalistes n’étaient pas le reflet de la réalité, mais celui d’une connaissance scientifique qui interprète cette réalité. La plante figurée n’existe pas autrement que comme entité taxinomique. Les exemples tirés du Brehms Thierleben montrent des planches qui cherchent aussi à montrer la réalité (les animaux dans leur milieu), mais celle-ci est transformée, voire magnifiée, par un projet davantage culturel que strictement scientifique. Le talent des illustrateurs naturalistes réside dans leur capacité à s’adapter aux objectifs scientifiques, aux impératifs techniques, aux nécessités économiques, au contexte culturel, etc. Les images qu’ils produisent rompent dès lors avec la réalité, pour produire un « discours » permettant de comprendre cette réalité. C’est pour cette raison que les images naturalistes ne peuvent avoir de sens lorsqu’elles sont coupées du texte qu’elles enrichissent.

 

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[8] R. Kearton, With Nature and a Camera: Being the Adventures and Observations of a Field Naturalist and an Animal Photographer, Londres, Cassell and company Ltd, 1898, pp.1-45.
[9] Herbert Keightley Job (1864-1933), dans l’introduction de Wild Wings: Adventures of a Camera-Hunter Among the Larger Wild Birds of North America on Sea and Land (1905), revient sur son parcours personnel : « In past years I have tried shooting and collecting, but this new hunting [la photography] entirely outclasses them. It requires more skill than shooting, and hence is a finer sport. The results are of more interest and value, and, withal, the lives of the wild creatures are spared for our further pleasure. This hunting is in season the year round, every living thing is proper "game," and the sport may be enjoyed by men and women alike ».