L’œil du scientifique ?
- Marie-Odile Bernez et Mark Niemeyer
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      Le Centre Interlangues Texte/Image/Langage (EA 4182) fédère les enseignants de l’UFR Langues et Communication de l’Université de Bourgogne. Bien que le centre soit par nature ancré dans la recherche en sciences humaines, plusieurs de ses membres explorent également les rapports entre le texte et l’image au-delà des arts et lettres. Entre 2011 et 2013, une série de séminaires accueillant des chercheurs internationaux a étudié les rapports entre images et textes dans les sciences, en se concentrant sur la question de l’illustration scientifique. L’objectif était de s’interroger sur la spécificité des critères de l’illustration scientifique et son rôle dans le progrès des sciences. Par sa nature même, le sujet supposait que l’on se concentre sur l’Occident depuis la Renaissance, d’où l’on date généralement les origines de la démarche scientifique. En deux années, de novembre 2011 à juin 2013, nous avons accueilli 21 communications de différents types qui ont ouvert une perspective historique sur l’illustration scientifique, de la biologie à la physique, en passant par la psychologie et l’ethnologie. Grâce à l’aimable coopération des fondateurs de la revue Textimage, Aurélie Barre et Olivier Leplatre, une sélection d’onze de ces communications est désormais disponible [1].
      La Bourgogne est un territoire particulièrement approprié pour mener des recherches sur le texte et l’image dans les sciences, les différents intervenants au séminaire ayant forcément rencontré dans leurs études Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, et son Histoire Naturelle (1749-1767), illustrée par Jacques de Sève – Buffon qui resta toujours attaché à sa terre natale de Montbard dans le nord de la Côte d’Or –, Nicéphore Niépce (1765-1833) inventeur de la photographie à Chalon-sur-Saône, ou encore les clichés chronophotographiques et physiologiques d’Etienne-Jules Marey (1830-1904), natif de Beaune. Le séminaire fut donc l’occasion aussi d’explorer cet héritage patrimonial lié aux sciences, en englobant également la saline d’Arc-et-Senans, en Franche-Comté, où les architectures utopiques de Claude-Nicolas Ledoux sont présentées sous forme de modèles réduits, et les collections de l’Université de Bourgogne, qui contiennent des planches pédagogiques d’histoire naturelle et des modèles rares de fleurs démontables destinées à exposer aux étudiants en biologie végétale les différentes parties des plantes, conçues en Allemagne au XIXe siècle. Le séminaire, en partenariat avec la région Bourgogne, qui lui accordait son soutien financier, visait aussi à montrer que la région ne se limite pas à la gastronomie et aux vins.
      Le recueil d’articles qui suit a été organisé d’abord pour rendre compte des développements dans les grands domaines du savoir que les interventions ont abordés. L’illustration en biologie, ce qu’on appelait l’histoire naturelle autrefois, par son objet même, a été à l’origine de plusieurs communications. Les séminaires furent d’ailleurs inaugurés par une conférence sur les techniques d’illustration naturaliste donnée par Valérie Chansigaud, auteure de nombreux ouvrages sur l’histoire des relations entre l’homme et la nature. Elle a permis de mettre en lumière l’importance du développement des techniques d’illustration dans l’évolution de la représentation des espèces animales et végétales, et par là-même l’impact de ces techniques sur le développement de l’art aussi bien que des sciences.
      Les interventions d’Alix Cooper [2] et Richard Somerset, toujours dans ce domaine de la biologie, ont, entre autres choses, mis en évidence l’influence des femmes dans la production d’images naturalistes, ce qui a contribué au débat au sein du séminaire sur la question du genre dans la recherche et la vulgarisation scientifique. En effet, il est souvent considéré que la science reflète un savoir spécifique à l’expert masculin. L’étude détaillée des collaboratrices féminines des savants des temps passés, considérées comme subalternes par rapport aux experts masculins, réfute ce point de vue, ainsi que l’a démontré Maria Rentetzi lors du séminaire, dans son exposé sur la façon dont l’exploitation des données photographiques en astrophysique était laissée aux femmes dont la contribution est en général mal reconnue [3]. En tous les cas, l’implication des femmes dans l’histoire naturelle a été plus importante que dans l’histoire, par exemple, de l’anatomie, en raison de discriminations dues à des fausses pudeurs. Bien que ne traitant pas la question du genre, la communication de Marie-Odile Bernez, qui portait sur le fossé qui peut exister entre le discours et l’illustration dans l’ouvrage de Richard Bradley, faisait écho également à celle de Richard Somerset : tous deux essayaient de voir dans quelle mesure les idéologies dominantes se reflètent dans les illustrations d’ouvrages scientifiques, qu’il s’agisse de Richard Bradley et la grande chaîne des êtres au début du XVIIIe siècle ou d’Arabella Buckley et ses liens avec la théorie de l’évolution de Darwin au XIXe.
      Les séances consacrées à l’anatomie humaine, qui depuis Vésale a fait l’objet de nombreux atlas généraux ou spécialisés, ont été nombreuses, aussi bien en ce qui concerne la figure humaine que l’obstétrique ou l’échelon microscopique [4]. Si Bradley avait considéré l’espèce humaine comme devant être intégrée à l’ensemble des êtres vivants en raison même de son anatomie, tout en continuant de donner à l’homme une place prédominante, les chercheurs modernes étudient maintenant les cellules au niveau microscopiques, et cela donne un tour particulier à la question des illustrations, de leur réalisme et de leur but. Elisa Campos retrace dans son article sur la représentation des lipoprotéines les changements qui sont intervenus dans leurs représentations depuis leur découverte jusqu’à nos jours. Dans cet article, on perçoit à quel point l’illustration est aussi une métaphorisation destinée à la compréhension de l’anatomie, particulièrement en ce qui concerne la représentation de fonctions mal connues ou à l’échelle microscopique, qui sont par définition, uniquement représentables à partir de certains parti-pris idéologiques.
      La science a des prolongements dans l’ingénierie, et c’est là un domaine peu exploré, alors même qu’il révèle des aspects importants de l’éthos général des scientifiques : le plan, la mise à l’échelle, les renseignements techniques, la mesure semblent caractéristiques de la représentation de projets d’ingénierie. Frances Robertson, qui enseigne à Glasgow, à la célèbre School of Art, étudie dans le détail les ingénieux bricolages des ingénieurs du XIXe siècle et leurs machines à dessiner. Comme d’autres intervenants à notre séminaire, elle met en avant les développements de la technique qui ont un effet sur les progrès scientifiques. Quant à Mark Niemeyer, il a envisagé la question de la représentation du câble transatlantique par le biais de la vulgarisation, qui est en soi un domaine complexe. Dans les deux cas, on se rend compte que l’illustration scientifique est liée aux idéologies dominantes, celle du progrès notamment, et que cette idéologie interagit avec la représentation, de même que l’état des techniques de productions et de reproductions des images à un moment donné.
      La question du contexte et de la perception est au cœur des interventions qui ont concerné l’ethnologie et la psychologie [5]. L’article de Valérie Morisson sur les photographies ethnologiques au tournant des XIXe et XXe siècles prouve que le contexte colonial et idéologique des représentations influe sur la représentation et par là-même sur les conclusions scientifiques des experts. C’est aussi vrai de l’article de Başak Aray, qui montre qu’un langage universel, fondé sur des pictogrammes, sur la base de l’isotype d’Otto Neurath, a lui-même un fondement idéologique, lié à l’universalité telle qu’elle est perçue dans une représentation du monde typique de l’Occident. Quant aux travaux de Stephen Boyd Davies sur les chronologies et la représentation du temps par des schémas linéaires au cours des deux derniers siècles, ils démontrent eux aussi à quel point la définition même de science dépend de la possibilité de représenter de façon simplifiée, mais apparemment évidente – une ligne du temps sur laquelle placer dates, événements et grands hommes – le contenu de cette science.

 

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[1] Pour des raisons diverses, les recherches de certains des intervenants n’apparaissent pas dans ce travail collectif. Nous tenons cependant à mentionner leurs communications et à les remercier ici. Il s’agit d’Eric Kindel (Université de Reading), « Recording knowledge: Christiaan Huygens and the Invention of Stencil Duplicating » ; Maria Rentetzi (Université d’Athènes), « Visualizing Postwar High Energy Physics: A Gendered Task » ; Sigrid Leyssen (alors à Bâle), « Perceiving Pictures and Picturing Perception » ; Alix Cooper (Stony Brook, USA), « Picturing Nature: Gender and the Politics of Description in Eighteenth-Century Natural History » ; Tim Huisman (conservateur du Musée Boerhaave, Leyde, Pays-Bas), « The Eye and The Hand: Anatomist-Artist Co-operations on Two Dutch Anatomical Atlases (1685-1742) » ; Josep Simon (alors à l’Université de Paris Ouest), « Seizing the Cultures of ’Medical Physics’ in the Nineteenth Century » ; Alfons Zarzoso (Université de Barcelone et Musée d’histoire de la médecine de Catalogne), « Representing Delivery and Creating Obstetrics in Nineteenth-Century Spain through Medical Textbooks » ; Hélène Cazes (Université de Victoria, Colombie Britannique, Canada), « Les petites lettres de l’anatomie » ; Etienne Lepicard (Jérusalem), « Entre mémoire et métaphore, le corps humain comme maison » et Daniel Raichvarg (Université de Bourgogne), « Les illustrations dans les livres scientifiques pour enfants au XIXe siècle comme objets communicationnels ».
[2] Non reproduite ici.
[3] Non reproduit ici.
[4] Voir la liste ci-dessus, note 1.
[5] L’intervention de Sigrid Leyssen, spécialiste de psychologie, malheureusement non reproduite ici, portait sur les expérimentations en psychologie avant l’ère numérique, et l’impact qu’avaient les illustrations sur leur mise en place et sur l’interprétation des données obtenues.