Du cinéma au cinématographique.
Etude de la « trilogie de Fabrizio Notte »
d’Antonio D’Alfonso

- Andrea Schincariol
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Vers le cinéma comme dispositif de la fiction

 

Cinéma : objet, modèle, effet

 

      Il importe de préciser, tout d’abord, que le dispositif cinématographique ne semble pas posséder, dans les trois romans traités ici, le même poids.
      Dans le premier volet de la trilogie, Avril ou l’anti-passion, D’Alfonso raconte l’histoire de la famille Notte, l’une des nombreuses familles italiennes émigrées après la Deuxième Guerre Mondiale. Au centre de l’ouvrage – nous citons ici l’introduction de Pasquale Verdicchio à l’édition italienne – est la « conceptualisation d’un film qui représente [cette] histoire familiale ; une enquête sur l’identité et sur le dépaysement » [13]. Le cinéma est donc l’objet d’un discours, d’une « conceptualisation ». On en parle beaucoup dans le roman et il demeure, pour cette raison, à la surface du texte en tant que thématique. Nous ne nous attarderons donc pas sur cet ouvrage sinon pour souligner l’insertion, à même le texte, de plusieurs morceaux du « scénario » du futur Antigone Pacifica. Le passage qui suit en est un exemple parmi d’autres :

 

Le Coryphée, un journaliste, annonce l’entrée du Premier ministre : – Voici notre maître… Créon, devant un grand mur de verre d’un des deux bâtiments du Village olympique, porte le corps de son fils mort. Vêtu de lin blanc. La caméra, silencieuse, le suit (AAP 197).

 

Le passage clôt le dernier chapitre d’Avril ou l’Anti-passion. Le chapitre, intitulé d’ailleurs « Mise en scène », se caractérise par une juxtaposition systématique du récit du mariage de Lucia Notte, la sœur de Fabrizio, et du scénario du film à venir. Fiction filmique et réalité romanesque apparaissent donc dans leur co-présence textuelle, et dialoguent sur un même plan qui est celui de l’énoncé. Incrusté dans le texte, le cinéma est alors moins un dispositif qu’une matière fictionnelle précieuse.
      Dans Un vendredi du mois d’août, deuxième volet de la trilogie, le projet d’Antigone Pacifica a finalement pris corps. Le rêve de Fabrizio Notte, qui gagne sa vie en tournant des documentaires sur les tueurs à gages, est devenu réalité. La création filmique n’est plus l’objet d’une conceptualisation, mais plutôt un modèle concret qui sert de base à toute une série de réflexions méta-discursives sur l’acte scriptural. On retrouve ainsi, dans le roman en question, plusieurs indices qui suggèrent, de manière plus ou moins évidente, ce « chiasme médial » dont on a illustré la logique peu avant :

 

Je me marre toujours au cinéma (…). Je ris comme on souligne les passages d’un livre qui bruissent significativement en soi (VMA 31) ;

Le cinéma, et pas seulement le cinéma, est une question de montage. Comment joindre les morceaux disparates dans un tout harmonieux ? (VMA 61)

 

Le dernier extrait suggère l’appartenance de la technique du montage à une catégorie extra-cinématographique, et potentiellement littéraire. Aussi remarquons que cet agencement de « morceaux disparates dans un tout harmonieux » qu’est le montage n’est rien d’autre que la métaphore de la quête identitaire de Fabrizio Notte. La question identitaire réapparaît, une fois de plus, par la médiation du cinéma.
      Modèle qui aide à penser la pratique scripturale, le cinéma joue aussi le rôle de réservoir de situations fictionnelles toutes prêtes, qui n’attendent que d’être adaptées à l’espace blanc de la page écrite. Par exemple, certains passages de Un vendredi du mois d’août parodient des scènes cultes du grand écran :

 

– Il y a un problème, monsieur Notte. Un problème assez grave. Vous êtes bigame.
Le carabiniere tira victorieusement sur sa moustache (VMA 71).

 

La figure du carabiniere moustachu ne peut que rappeler celle du personnage du maresciallo Carotenuto, interprété par Vittorio de Sica, dans le chef-d’œuvre de la Commedia all’italiana : Pane, amore, e… [14]. Plus loin, la référence à l’un de films incontournables de la Commedia all’italiana est tout à fait explicite :

 

Il a fallu plus de six ans de va-et-vient par courrier avant que je n’obtienne finalement mon divorce à l’italienne (VMA 72).

 

Le film de Pietro Germi, Divorzio all’italiana, histoire d’un adultère et d’un délit d’honneur ratés, dessine l’horizon de lecture de la scène.
      Tout au long de son ouvrage, D’Alfonso puise allègrement dans le réservoir des scènes-clichés du cinéma hollywoodien. Parmi celles-ci figurent la scène du « vol à main armée » (chapitre 10, VMA 39), la scène du « dialogue en avion avec la voisine de siège » (chapitre 12, VMA 48) ou la scène de la rencontre à la gare dont nous donnons un court extrait :

 

Parmi une foule entassée et les bagages, Lina [mère de Fabrizio] se détache au milieu des vapeurs des trains stationnés à la gare. Guido [père de Fabrizio] se presse pour la rejoindre. Les amoureux s’immobilisent l’un devant l’autre, se fixant sans se parler (VMA 107).

 

En d’autres occasions, le texte ne se limite pas à la parodie d’une situation cinématographique donnée. La parole entre en compétition avec la logique de l’image en mouvement et l’univers de la représentation semble se soumettre aux procédés filmiques. Un premier exemple de ce phénomène est la longue séquence où Fabrizio parcourt d’un bout à l’autre le boulevard Saint Laurent à la recherche des lieux qui ont marqué sa vie :

 

Il est environ treize heures.
Je hèle un taxi. (…)
– Où allez-vous ?
– Même si je n’ai pas vécu sur le boulevard Saint-Laurent, la rue représente pour moi un sillon qui traverse mon existence de bord en bord. (…) Ce boulevard se constitue en onze sections émotives.
La première section, que je nomme La Vieille, [avec ses] pawnshops (…). On allait y acheter sa première caméra (…) [cinquième section] La Hip [avec le] le cinéma Parallèle, qui grossira pour devenir l’Ex-Centris. [Dixième section] La Fabrique. Le dimanche, après le repas familial, mon père m’amenait au cinéma Rivoli où l’on projetait des films en italien […] (VMA 91-98).

 

Le texte simule ici les caractéristiques visuelles d’un travelling latéral où le taxi fait office de dolly. De même, la suite des onze sections émotives semble évoquer une longue séquence filmique montée à partir de onze plans. Chacun de ces « plans » est introduit par un intertitre numéroté : première séquence, La Vieille ; cinquième séquence, La Hip, etc. Lieu stratégique où s’opère un basculement du régime de lecture à un régime de visualisation de la matière narrée, le passage semble actualiser le pacte communicationnel annoncé par la richesse de la thématique cinématographique.
      Un autre exemple illustre la manière dont le texte fabrique cet « effet-cinéma ». La scène se déroule dans le parloir de la prison où Peter, le beau-frère de Fabrizio, est détenu :

 

Je me lève pour lui caresser les cheveux. Aucun mot de consolation ne sort de ma bouche. Nous nous asseyons et nous comptons les nervures du bois de la table à manger.
Des gouttes de pluie cognent contre les fenêtres. On dirait un mauvais film (VMA 137).

 

La séquence, qui relève une fois de plus du cliché cinématographique (la scène du parloir), est muette. Gestes et décor prennent la relève de la parole. Le sens de la scène – sa tonalité dramatique, pathétique – est entièrement contenu dans les images qui la constituent : la caresse, les nervures du bois, les gouttes de pluie. La tentation est forte d’articuler toutes ces images en suivant la logique du champ-contrechamp et du zoom-in/zoom-out, c’est-à-dire de « faire parler » la séquence à travers le langage filmique.
      Or, ce réflexe de lecture, qui n’est peut-être qu’un simple mirage dû à l’omniprésence de la thématique cinématographique dans les deux premiers romans, devient dans le dernier volet de la trilogie une revendication de l’écriture.

 

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[13] La Passione di Fabrizio, avec une introduction de Pasquale Verdicchio, Isernia, Cosmo Iannone, 2002, p. 10. Nous traduisons de l’italien.
[14] Pain, amour, ainsi soit-il, 1955.