Neige noire d’Hubert Aquin :
les manœuvres de l’image

- François Harvey
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      Les analogies visuelles créées entre Sylvie et Linda concourent également à soutenir l’hypothèse d’Eva au sujet de la mort de Sylvie (et celle, prophétisée, de Linda). A l’aide d’insertions et de surimpressions d’images, le narrateur de Neige noire s’ingénie à produire des rapprochements suggestifs entre Sylvie et Linda qui risquent d’influencer fortement la perception qu’aura le lecteur des actions à venir. Ainsi, dès les premières pages du récit, un lien est créé entre la physionomie de Sylvie et celle de Linda, au moment où Nicolas observe cette dernière répétant le rôle d’Ophélie dans une adaptation téléthéâtrale d’Hamlet :

 

Coupure. Salle de répétition numéro 5, niveau B. Linda Noble, qui joue le rôle d’Ophélie, est jeune, élégante, svelte : une véritable réincarnation de Katherine Hamlett ! A force de la contempler hypocritement, Nicolas lui trouve une certaine ressemblance avec Sylvie.

(Et comme il ne peut y avoir que des solutions optiques au cinéma, il faut surimpressionner un plan de Sylvie sur celui de Linda Noble. Les deux images n’arrivent pas à être au foyer en même temps, comme si elles se cherchaient l’une l’autre mais vainement) [46].

 

Quelques lignes plus loin, cette équivalence est confirmée par un montage particulier d’images qui semble vouloir fondre ensemble les deux personnages :

 

Plans alternés de Linda répétant ses mouvements et de Sylvie se retournant dans le lit. Sur ces plans qui se succèdent, reprennent et finissent par empiéter les uns sur les autres, la voix de Linda, cette fois, reprend le poème d’Hamlet [47].

 

De telles combinaisons d’images sont constantes dans Neige noire et visent à produire des connexions directes entre Sylvie et Linda. Cependant, selon le contexte dans lequel elles prennent forme, elles ne sont pas sans conséquence sur le sens du récit. Ainsi voit-on se superposer les traits de Sylvie et de Linda tout juste après une scène où celle-ci nous est montrée ligotée aux montants d’un lit et où Nicolas, une paire de ciseaux à la main, apparaît en position de domination : « Quand les mains de Nicolas sont dans les cheveux de Linda, une série de plans de la chevelure de Sylvie sont interpolés » [48]. Lors du voyage de Nicolas et de Sylvie en Norvège, c’est-à-dire peu avant l’assassinat présumé de cette dernière, le procédé est réitéré et contribue à alimenter la relation symbolique entre Sylvie et Linda :

 

Plan filé à la porte de la cabine qui s’ouvre : Nicolas apparaît dans l’embrasure de la porte. Il voit Sylvie couchée en chien de fusil sur le lit et vêtue de son chandail rouge de lierre, de son pantalon nacarat ; elle dort. Nicolas s’approche du lit, la regarde. Quelques flashes de Linda Noble ligotée se superposent à l’image de Sylvie endormie… Gros plan de Nicolas : il a l’air troublé, il se métamorphose brusquement devant la lentille [49].

 

En regard des dernières pages de Neige noire, où Nicolas ligote Sylvie puis la lacère à l’aide d’une lame, les analogies visuelles produites entre Sylvie et Linda se révèlent fortement évocatrices puisqu’elles préfigurent la scène violente sur laquelle se termine le récit et, du coup, justifient les sombres desseins de Nicolas au sujet de Linda.
      Enfin, l’influence du montage sur la confirmation de la thèse d’Eva se fait spécialement sentir à la fin du roman au moment où celle-ci, après avoir permis à Linda de lire la séquence du meurtre de Sylvie, cherche à la convaincre que Nicolas souhaite l’assassiner :

LINDA
[…] Pourquoi avez-vous insisté pour venir chez moi, ce soir même ?

EVA
Pour vous avertir d’un danger…

LINDA
Je ne comprends pas…

EVA
Nicolas veut commencer le tournage par la scène finale…

LINDA
De fait, il m’a dit la même chose…

EVA
J’ai voulu vous empêcher d’être sa prochaine victime !

LINDA
Allons… Le découpage au couteau, cela peut sûrement se truquer au cinéma…

EVA
Admettons… Tuer Sylvie avec le couteau serait possible bien sûr, mais manger certaines parties de son corps comme il l’a fait…

Flashes. On voit Sylvie Lewandowski ligotée, écartelée. Elle est découpée à plusieurs endroits et saigne abondamment. Son front est monstrueusement ouvert. Gros plan de Linda Noble : elle est bouleversée.

LINDA
Je ne le crois pas… [50]

 

Concentrons-nous sur les flashes intercalés dans ce dialogue et posons-nous la question : quelle est la fonction réelle de leur insertion, à ce point précis du récit ? Sur le plan informationnel, ces images ne nous apprennent rien de plus que nous n’ayons déjà « vu ». Car si Eva évoque la manducation de Sylvie par Nicolas, les flashes n’en font pas état et ne font que reprendre certains éléments de la scène précédente relatant les mutilations de Sylvie. Leur fonction dépasse donc celle de complément ou de supplément d’information et se situe plutôt du côté des répercussions psychologiques qu’ils sont susceptibles d’engendrer chez le destinataire. Ces images-chocs sont en effet insérées à un moment précis du scénario, qui n’est pas innocent : entre la mention des agissements anthropophages de Nicolas et la forte réaction de Linda qui en prend connaissance. Elles tendent ainsi à produire un effet de conséquence sur le comportement de Linda, semblant influencer directement le cours de ses émotions. Or, c’est justement à la suite de cette séquence que Linda laisse tomber toute résistance et épouse le point de vue d’Eva sur les intentions meurtrières de Nicolas. Chez le lecteur, l’effet d’entraînement est analogue : l’horreur des révélations d’Eva, couplée à la force et à l’effet de réalité des images montrant Sylvie torturée, le portent à être solidaire de la réaction de Linda et à adopter l’hypothèse pourtant infondée d’Eva :

 

Maintenant qu’Eva Vos en a révélé la scène du meurtre, le film semble irréalisable autrement qu’au prix d’un meurtre : celui de Linda. L’entreprise de Nicolas ressemble à celle d’un fou. Il n’est plus question, pour Linda, de démêler la réalité de la fiction puisque la fiction est inextricablement mêlée aux mailles de la réalité et qu’en dissociant l’une de l’autre, Linda ne saurait plus, en fin de compte, si c’est la fiction qu’elle isole ou ce qu’il est convenu de désigner comme la réalité [51].

 

      Prenant appui sur les capacités signifiantes du montage cinématographique, le « grand imagier » [52] de Neige noire agence les photogrammes de son film selon une esthétique fortement expressive qui vise à créer des émotions singulières chez le lecteur/spectateur et ainsi, le convaincre de la culpabilité de Nicolas – bien que la vérité concernant le meurtre de Sylvie ne puisse être objectivement démontrée. En ce sens, l’idée du cinéma déployée par Aquin dans Neige noire correspond pleinement à la puissance du faux qui détermine l’ère filmique moderne selon Gilles Deleuze où « la narration cesse d’être véridique, c’est-à-dire de prétendre au vrai, pour se faire essentiellement falsifiante » [53].

 

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[46] Ibid., p. 17.
[47] Ibid., p. 18.
[48] Ibid., p. 26.
[49] Ibid., p. 71.
[50] Ibid., pp. 265-266.
[51] Ibid., pp. 266-267.
[52] C’est ainsi, souligne André Gaudreault, que le théoricien Albert Laffay surnomme le narrateur filmique. A. Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris/Montréal, Armand Colin/Nota bene, 1999, p. 21.
[53] G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 171. Dans son cours sur le cinéma, disponible en ligne, Deleuze soutient qu’« on distingue deux types de narration. La narration véridique qui repose sur quoi ? La "décidabilité" du vrai et du faux. Tout comme la description organique c’était la discernabilité du réel et d’imaginaire. La narration organique, c’est la décidabilité du vrai et du faux. Et surtout il ne faut pas confondre les deux. Ce n’est pas du tout le même... Et on y opposerait quoi ? La narration "falsifiante" qui se définissait par, cette fois-ci, l’indiscernabilité du vrai et du faux » (G. Deleuze, « Cinéma/vérité et temps-la puissance du faux. Nov. 1983 / Juin. 1984-cours 45 à 66-(55 heures) », [site consulté le 26 mai 2014]).