Projections intimes : se faire du cinéma
chez Christine Montalbetti et Elise Turcotte

- Karine Bissonnette
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Potentialités narratives du dispositif et production de sens

 

      Dans La Maison étrangère comme dans Western, se trouvent des rêveries élaborées par la mémoire et par l’imagination des personnages, rêveries qui, appuyées sur des références au cinéma, se font projection, distanciation, visionnement de souvenirs et cinéma intérieur. La narration des deux romans emploie le cinéma selon ces quatre éléments, disposant ainsi d’effets et de moyens donnant accès au cinéma que se font Elisabeth et Stranger. Mais le cinéma, tel l’agent d’un dispositif permettant l’expression des rêveries dans la fiction contemporaine, suppose une production de sens particulière. Il nous apparaît que les rêveries constituent la part de rêve conscient dans l’univers des personnages et qu’elles se construisent en lien avec celui-ci. En ce sens, elles ont à voir avec le rapport entre la réalité et la fiction.
      Les broderies que se permet Stranger à partir de l’arrivée de Mary, à l’instar de l’influence des films historiques et pornographiques dans l’existence d’Elisabeth, renvoient ultimement à des esthétiques filmiques [17]. Ces dernières « privilégient une conception du film comme reconstruction stylisée du réel » plutôt que miroir de celui-ci [18]. Dans les deux œuvres étudiées, les renvois aux films soutiennent bel et bien un nouveau montage, une nouvelle réalisation – imaginaire – du réel. Les rêveries des personnages ne sont pas qu’une copie de leur réalité quelque peu enjolivée par des initiatives qu’ils n’oseraient pas véritablement entreprendre. Elles mettent en avant le cinéma comme moyen encadrant et caractérisant. Si le cinéma double leur réalité, c’est parce qu’il la duplique puis la rehausse, et non pas parce qu’il la reproduit à l’identique. Il semble alors que les rêveries littéraires dont le cinéma est l’agent usent de références et de la technique cinématographiques pour se développer et pour préciser tel ou tel effet d’abord visuel que s’imagine un personnage. Si ces rêveries sont entretenues par le lecteur, c’est que ce dernier possède idéalement certaines compétences nécessaires à leur reconnaissance et à leur compréhension. Les esthétiques filmiques que travaillent les narrations complexifient assurément le rapport que le lecteur entretient face aux œuvres.
      Bien que les rêveries participent aux « reconstruction[s] stylisée[s] du réel » [19], elles demeurent du fantasme pour Stranger et pour Elisabeth. Ils se font du cinéma; la distinction entre la réalité et la fiction demeure. Si le cinéma donne les bases à leurs fictions, il est aussi l’expression et le produit de leur réalité insatisfaisante. Cela se remarque davantage chez Elise Turcotte, car la narratrice exprime explicitement ce qu’elle recherche dans certains longs-métrages. Christine Montalbetti fait usage à sa façon de ce que le cinéma suppose par rapport à la réalité. Dans ses Nouvelles sur le sentiment amoureux, l’un des personnages le décrit ainsi : il « compar[e] intuitivement les deux images, celle, séduisante, animée, qui bougeait en le film qui se projetait et celle, passive, presque ennuyée, qui s’imprimait sur sa rétine […] » [20]. Face aux scènes romantiques ou sexuelles que s’imagine ou que revoit Elisabeth, il y a son deuil amoureux; face au corps d’une actrice porno « précise et dure comme la perte de foi » (ME, 114), il y a son corps avec ses « seins qui tomb[ent] comme deux animaux égarés » (ME, 90). Stranger tente aussi de soulager son passé douloureux par son cinéma intérieur lorsqu’il maquille les séquences au ranch ou au General Store. A un moment, Elisabeth pense : « J’étais toujours en robe de nuit et je me faisais l’effet d’un personnage de film un peu paumé. Je boitais dans mes pantoufles trop grandes et délavées » (ME, 140). C’est « comme au cinéma » pour ainsi dire; la référence au cinéma permet l’établissement d’un parallèle entre un imaginaire cinématographique, qui a le potentiel d’interpeller le lecteur, et la réalité des personnages. Cette dernière et son ironie s’en trouvent esthétisées; cela n’élimine pas complètement le pathétique de leur réalité, mais le met à distance.
      Le travail sur le rapport entre la réalité et la fiction par l’intermédiaire de l’imaginaire et de la technique cinématographiques s’incarne dans les effets et les moyens des éléments que sont la projection, la distanciation, le visionnement de souvenirs et le cinéma intérieur. Si le cinéma peut se considérer comme un agent donnant accès aux rêveries dans la littérature contemporaine, cela nous pousse à prendre à considération certains questionnements liés à la médiation, voire à la remédiation [21], du septième art et de l’écrit.
      Les quatre éléments opérés par le dispositif s’établissent dans les deux récits par une utilisation d’un vocabulaire spécifique au cinéma qui dépasse les verbes plutôt communs « voir » et « imaginer ». Ce sont des termes comme « photogramme », « séquence » et « scène » qui servent au découpage des rêveries, à l’instar d’indications photographiques ou sonores qu’il conviendrait d’analyser en profondeur. En un sens, il y a monstration du travail et des artifices du cinéma que se font les personnages d’une manière qui rappelle ce qu’Elisabeth pense lorsqu’elle fait « apparaître un segment de film » (ME, 89) dans sa tête. Tandis qu’elle se déshabille, elle revoit un homme sortir un « membre déjà dur, surtout si le travail été bien fait en coulisse » (ME, 90). La narration des rêveries ne relate pas seulement des désirs, des chimères et des souvenirs. Elle met en avant les rouages d’un engrenage tout cinématographique pour les animer. La présence de ces derniers souligne la complexité du rapport à un monde d’images. Si la narration littéraire sollicite des moyens techniques et un imaginaire du cinéma, elle ne peut pas « donner à voir » au lecteur comme le ferait un film. Pourtant, elle conserve la souplesse de présenter et de moduler un certain nombre de scènes, en sachant user, par exemple, de références à la culture populaire, d’effets rythmiques ou de découpages séquentiels. Le film lui-même ne montre pas, ou alors rarement, les techniques déployées pour sa production effective; la rêverie d’un personnage de film est bien souvent identifiée comme telle par le spectateur seulement après, alors que ce dernier assiste à un retour au fil de l’histoire. Le texte, lui, ne saurait procéder ainsi, mais son écriture autorise l’expression de jeux de montage et de production. Certes il ne commande pas les moyens du cinéma, mais il apparaît que son incapacité à « donner à voir » et sa souplesse recoupent le caractère mentalement fictif et inaccessible des rêveries, du cinéma intérieur.
      Dans les exemples tirés de La Maison étrangère et de Western, la littérature sollicite le cinéma afin d’enclencher les rêveries. Pourtant, les images issues de celles-ci ne suffisent pas aux personnages. Elles ne les satisfont pas, non pas parce qu’elles apparaissent trop fixes ou trop esthétisées, mais parce qu’elles appartiennent à l’univers du fantasme. De fait, ce qu’autorisent dans la narration et ce que sollicitent chez le lecteur les quatre éléments – projection, distanciation, visionnement et cinéma intérieur – nous semble un dispositif singulier dans la mise en scène des rêveries. Cette présence cinématographique peut être vue comme une façon qu’a la littérature contemporaine de réfléchir aux images filmiques et à l’autre grande manière fort populaire de raconter des histoires. La littérature exhibe le cinéma dans la vie intérieure, dans l’intime des personnages, et rappelle les accessoires de sa présence. L’interpellation du lecteur qu’effectue la narratrice de Western est en ce sens significative. Cette dernière lui demande de projeter ses propres souvenirs plus ou moins cinématographiés sur une rêverie de Stranger. Le lecteur ressemble alors au personnage : ils sont tous les deux à la fois réalisateurs et spectateurs d’une fiction dont la narratrice demeure la véritable réalisatrice, le bonimenteur qui aiguillonne leur imagination. En activant ses compétences cinématographiques, le lecteur prend également conscience de l’imprégnation de son univers intime par le cinéma.
      La lecture de la présence du cinéma dans une œuvre fictionnelle nous paraît imposer une distance, extrême dans le cas de Western, et une reconnaissance réflexive. Le dispositif mis en œuvre dans la narration des rêveries, dont le cinéma incarne l’agent, est celui d’une médiation qui crée ultimement un arrêt littéraire sur image. Cet arrêt réalise aussi un espace d’exploration où peuvent être remises en question les images qui habitent l’imaginaire contemporain et qui prennent place dans le cinéma intime de chacun.

 

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[17] Il faut noter qu’il serait tout autant possible de prendre en considération l’esthétique filmique du western, voire l’esthétique du cinématographique, dans l’œuvre de Christine Montalbetti.
[18] A. Vermetten, « Un tropisme cinématographique. L’esthétique filmique dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry », art. cit., p. 497.
[19] Ibid.
[20] Chr. Montalbetti, Nouvelles sur le sentiment amoureux, Paris, P.O.L., 2007, p. 104.
[21] Au sujet de la remédiation, voir notamment O. Rajewsky, « Intermediality, Intertextuality, and Remediation : A Literary Perspective on Intermediality », Intermédialités, n°6 « Remédier », printemps 2006.