Cinéphilie et littérature :
Didier Blonde et le cinéma muet

- Karine Abadie
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Raconter son propre passé par l’écriture

 

      Les films muets et ce qu’ils montrent à l’écran agissent comme de véritables archives, documentaires, mais aussi personnelles et familiales, superposant les souvenirs, superposant les époques. Encore une fois, l’écriture facilite cette projection dans une autre réalité. Par la description, par exemple, de lieux portant les mêmes noms, désignant « les mêmes lieux mais plus les mêmes choses » [25] : le Gaumont Palace, rue de Caulaincourt, l’Omnia, le Gabbka, etc. Parfois, la magie n’opère pas et il y a incapacité pour le narrateur à faire correspondre les réalités :

 

C’était pourtant aussi dans cette rue en cours de rajeunissement que Sudor conduisait la Panhard des Vampires en fuite, mais elle était maintenant encombrée d’automobiles trop modernes, et même en la vidant de ses passants, de ses enseignes, de ses panneaux qui me masquaient la vue, je ne parvenais pas à superposer les images et les époques. Les perspectives étaient faussées. Je n’avais pas assez de recul, les bruits, les odeurs, l’air avaient changé, les décors ne coïncidaient pas [26].

 

On remarque donc que les lieux ne sont pas vierges ; ils possèdent eux-mêmes des mémoires dans lesquelles le narrateur aime se perdre. En découle un procédé narratif de surimpression entre les époques, entre le réel et la fiction. Ce procédé – extrêmement populaire dans le cinéma des années 1920 –, est utilisé à l’écrit de nombreuses fois dans Faire le mort, afin de superposer les temporalités, mais aussi les existences et les rêves :

 

C’était dans les années soixante-dix, je n’avais pas vingt ans, j’accompagnais Thomas. Nous étions passés chercher une de ses amies : la fille de la maison, ou bien une étudiante logée ici dans une de ces chambres qu’on réservait aux domestiques. Elle nous avait fait entrer pour nous présenter une vieille femme très maigre, aux pommettes saillantes, assise dans un fauteuil, enveloppée de lainages, qui parlait avec un accent. Une Russe, je crois. Qu’est-elle devenue aujourd’hui ? Elle doit être morte depuis longtemps. Et l’amie de Thomas ? Il faudrait que je fasse un effort pour retrouver dans ma mémoire le décor de ce soir-là, où, sans le savoir, plusieurs années après sa mort, je suis entré chez Sudor. Il y flottait peut-être encore le parfum de Misia Sert ou de Musidora. Nous avions failli nous rencontrer. Il s’en est fallu de quelques années, et la coïncidence des lieux par l’entremise de Thomas ressemblait à un simple retard. Je pouvais peut-être encore le retrouver. Les rendez-vous manqué laissent la place au hasard [27].

 

      Une filiation se joue aussi par les images. Il ne s’agit pas d’une expérience commune, partagée entre un père et son fils, mais plutôt de reconnaissance, de recherche de lieux qui auraient pu voir les pas du père et/ou ceux du fils et qui auraient été imprimés à jamais sur pellicule :

 

[lors de la projection de Fantômas] Arrêt sur image, pour un plan d’ensemble. Boulevard Maillot à Neuilly, voici l’hôtel particulier de Lady Beltham, la maîtresse de Fantômas. Est-ce parce que je me sens vieillir ? Je pense par dates. 1913. Mon père avait dix ans. C’est sur ce boulevard qu’il venait jouer le dimanche après-midi, en bordure du bois de Boulogne, sous les marronniers en fleur, devant le pavillon des Muses (…). Dans la foule des promeneurs, il est peut-être là, lui aussi, parmi ces enfants, accompagné de ses parents ou d’un grand oncle qui me verront naître, beaucoup plus tard. Ces messieurs en canotier, ces dames empanachées… Ils sont bien vivants, surpris par l’objectif qui les dévisage, à quoi pensent-ils ? Ils n’ont plus cet air compassé des portraits sépia qui ornaient la cheminée du salon. Et c’est leur vie qui m’est racontée. Des rêves d’enfants se rallument. J’imagine mon père en héros masqué [28].

 

La scène décrite appartient à la fiction. Mais le narrateur voit en ces personnages anonymes les fantômes de son passé, d’une époque qu’il n’a pas vécue, mais à laquelle il a rêvé. Ce basculement dans l’image passée a aussi un contrepoint présent :

 

Ce n’était plus un film que je regardais, mais un album de photographies animées. Des instantanés d’existence. Une bouche de métro… Des gens montrent et descendent. Montmartre. Avenue Junot. Rue Caulaincourt. C’est là que j’habite. Je reconnais mon immeuble dont la porte cochère est grande ouverte. Une fenêtre, au premier étage, est entrebâillée. Qui vit là, dans ces murs gris, quels ancêtres m’ont précédé [29].

 

Le narrateur, en partant à la recherche de Sudor, est donc aussi à la recherche de lui-même ; l’acteur fictif, habillement mis en scène comme témoin d’autres époques et d’autres décors, devient alors le double du narrateur, lui permettant de mettre en scène ses propres fantômes, ses souvenirs et ses obsessions.

      J’ai voulu, à partir de trois textes d’un même auteur, démontrer comment l’écriture pouvait s’organiser autour de l’imaginaire du cinéma, autour de détails arrachés aux images, d’obsessions structurant une vie, autour de la mélancolie entourant une époque à jamais révolue. Didier Blonde, dans Faire le mort, Les Fantômes du muet et Un Amour sans paroles, déploie et actualise des références cinématographiques certes éloignées dans le temps, mais participant, à différents niveaux, à la construction d’une mémoire : la sienne, celle de ses narrateurs, de ses personnages et celle du cinéma. En effet, en mettant en scène par l’écriture des souvenirs et des obsessions, il développe une « autocinébiographie », portant en son cœur des errances cinéphiliques précises, organisées autour du cinéma muet. Bien sûr, chaque ouvrage possède ses particularités génériques, mais une passion et une connaissance précise de cette époque du cinéma structurent ces trois textes au-delà des formes, agissant comme relais permanent à la mémoire et au passé. Ainsi, narrateur et auteur peuvent raconter non seulement leur propre histoire, mais aussi celle du cinéma, de ce cinéma muet qui les a accompagnés et qui s’est si souvent substitué à la vie, comblant les trous d’une existence pleine d’interrogations.
      Il s’agit là d’une autre forme de cinesthétique, permettant le récit par le cinéma, dans un double parcours entre sa propre histoire et celle du septième art. Didier Blonde, dans les trois textes abordés ici, ne décrit ni des films ni des scènes de cinéma ; il explore plutôt la cinéphilie par l’écriture et utilise le cinéma comme levier afin de façonner des histoires et des personnages. En devenant une référence disséminée de texte en texte et d’histoire en histoire, le cinéma se transforme alors en un compagnon, un fil conducteur permettant de combiner les temporalités et de faire résonner la voix d’une passion inaltérable pour des lieux, des acteurs, des actrices et des films qui parcourent cette chambre invisible construite par ces muets qui murmurent et racontent des histoires.

 

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[25] D. Blonde, Faire le mort, Op. cit., p. 45.
[26] Ibid., p. 46.
[27] Ibid., pp. 54-55.
[28] Ibid., pp. 26-27.
[29] Ibid., p. 25.