Du spectaculaire au brouillage des signes :
Les représentations littéraires et
iconographiques du fou au XVIIe siècle

- Françoise Poulet
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Vers une médiatisation littéraire du déchiffrement des signes

 

      Le Libraire du Pont-Neuf ou les Romans, ballet composé vers 1643, fait défiler, entre autres personnages romanesques, Don Quichotte et Sancho Panza, ou encore le « berger extravagant », héros de l’histoire comique du même nom publiée par Charles Sorel en 1627-1628. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de rôles muets : les vers prononcés par les personnages sont destinés à redoubler ce que leur apparence, leur costume et leur danse apprennent déjà aux spectateurs, à savoir qu’il s’agit de fous. C’est notamment le cas de la tirade du « berger extravagant », qui prend part à la treizième entrée, en compagnie de Cardenio et de Buscon :

 

Nostre habit comme nostre danse
Fait bien voir que nous sommes fous :
Mais ce mal à toute la France
Est commun aussi bien qu’à nous.
Qui fait le sot pour une sotte,
Qui d’un teint brun fait sa marotte,
Qui pour la blanche a du dessein :
Enfin nostre raison est telle ;
Si l’amour blesse la cervelle,
Qui se peut vanter d’estre sain ? [25]

 

      Si le terme de « marotte » est bien mentionné dans ces quelques vers, c’est au sens figuré de passion amoureuse intense ressentie par un « sot » à l’égard d’une « sotte », et non comme accessoire matériel et concret brandi par le fou. Mais les vers cités ne suffisent pas à apprendre au public l’identité du personnage en question : il faut supposer que d’autres signes – visuels cette fois-ci –, au niveau du costume et des accessoires associés au rôle, permettaient aux spectateurs de reconnaître le personnage littéraire s’exprimant ici. Les propos du berger se contentent en effet d’évoquer sa folie amoureuse en passant sous silence l’extravagance romanesque qui le pousse à tenter d’imiter les aventures de Céladon et des héros de pastorales. De même, les vers prononcés par Don Quichotte sont assimilables aux rodomontades d’un capitan-matamore se vantant de ses prétendus exploits géographiques et amoureux [26] : là encore, la dimension livresque de la folie du personnage – sa volonté de se conduire sur le modèle des héros de romans de chevalerie – n’est pas mentionnée. Seule une allusion est faite à l’épisode du roman de Cervantes au cours duquel le vieil hidalgo perce des outres de vin en pensant avoir affaire à un géant [27]. Sancho fait quant à lui référence à la vaine promesse que son maître lui a faite de lui confier le gouvernement d’une île. Ainsi, les attributs les plus stéréotypés de la folie, qui en constituent des signes évidents, sont ici délaissés au profit de simples allusions, sous la forme d’un jeu littéraire consistant, pour le public, à identifier les héros des romans qu’il a lus. Les symboles explicites, fréquemment convoqués par l’iconographie, laissent ici place à des signes littéraires moins immédiatement déchiffrables.
      D’autres ballets s’inscrivent quant à eux dans la mode de l’imaginaire mélancolique qui, à la fin de la Renaissance et au XVIIe siècle, investit tous les domaines artistiques, comme le montrait déjà l’exemple de Don Quichotte et du « berger extravagant » Lysis, tous deux frappés de mélancolie romanesque. La Mélancolie apparaît notamment dans La Boutade des Incurables du corps et de l’esprit (v. 1640) [28] et dans Le Ballet de la Nuit (1653), où un philosophe au grand chapeau pointu et un poète bouffon incarnent tous deux la bile noire [29]. Ces allusions à la physiologie humorale renvoient en fait davantage au traitement littéraire de l’humeur noire, notamment dans le roman, qu’au domaine de la médecine proprement dit.
      Les signes de la folie que l’on peut relever dans les ballets de la première moitié du XVIIe siècle ne se résument donc pas à la simple répétition des codes traditionnels de la déraison : ils ont tendance à en complexifier les représentations, en puisant tout particulièrement dans le riche vivier de personnages insensés que leur offre la littérature. L’analyse de quelques histoires comiques du XVIIe siècle va nous permettre à présent de montrer comment les signes littéraires de la folie évoluent vers le brouillage et l’opacité, en s’écartant résolument des codes spectaculaires que nous venons d’étudier.

 

Le brouillage des signes au service de la satire littéraire : portrait du lecteur extravagant dans les histoires comiques du XVIIe siècle

 

Les signes (pseudo-)savants et littéraires du trouble d’esprit

 

      Dans les histoires comiques du XVIIe siècle, l’identification du fou par celui qui l’observe ne se fait pas dans les mêmes termes que dans les divertissements de cour. C’est tout particulièrement le cas du « lecteur extravagant », personnage que l’on rencontre à de nombreuses reprises dans le sillage de Don Quichotte et qui bascule comme lui dans la folie pour avoir lu de manière intensive une certaine catégorie de romans – roman pastoral pour Lysis dans Le Berger extravagant de Sorel, « vieux romans » de chevalerie pour Don Clarazel dans Le Chevalier hypocondriaque de Du Verdier (1632), la Clélie de Mlle de Scudéry pour Juliette d’Arviane dans La Fausse Clélie de Subligny (1671), etc. Une fois la crise mélancolique enclenchée, le lecteur devenu fou enfile un costume conçu sur le modèle de ceux que portent les héros des romans qu’il vénère et quitte sa demeure afin d’imiter, dans la mesure du possible, leurs aventures. L’incipit in medias res du Berger extravagant s’ouvre sur les paroles que Lysis adresse à son maigre troupeau, qu’il garde dans une prairie de Saint-Cloud, et sur l’hommage qu’il rend à sa maîtresse Charite. Voici le spectacle qu’il offre alors à Anselme, jeune seigneur parisien qui, se promenant à la campagne, l’aperçoit pour la première fois :

 

Mais si son troupeau estoit mal en point, son habit estoit si leste en recompense, que l’on voyoit bien que c’estoit là un Berger de reputation. Il avoit un chapeau de paille retroussé par le bord, une roupille & un haut de chausse de tabis blanc, un bas de soye gris de perle, & des souliers blancs avec des nœuds de taffetas vert. Il portoit en escharpe une pannetiere de peau de fouyne, & tenoit une houlette aussi bien peinte que le baston d’un maistre de ceremonies, de sorte qu’avec tout cét équipage il estoit fait à peu pres comme Belleroze, lors qu’il va representer Myrtil à la pastoralle du Berger fidelle. Ses cheveux estoient un peu plus blonds que roux, mais frisez naturellement en tant d’anneaux qu’ils monstroient la seicheresse de sa teste, & son visage avoit quelques traits qui l’eussent fait paroistre assez agreable, si son nez pointu & ses yeux gris à demy retournez & tout enfoncez ne l’eussent rendu affreux, monstrant à ceux qui s’entendoient à la Physionomie, que sa cervelle n’estoit pas des mieux faites [30].

 

      On le voit, nuls coqueluchon à grelots ni marotte dans l’accoutrement de Lysis, bien que sa houlette puisse en être le substitut. Si son apparence paraît néanmoins « extraordinaire » [31] à Anselme, c’est parce qu’elle fait signe vers deux domaines : d’une part, le monde théâtral, Lysis pouvant d’emblée être assimilé à un comédien revêtu de son costume et occupé à répéter un rôle de bergerie, tel Bellerose dans Le Berger fidèle, pièce inspirée du Pastor fido de Guarini – à la différence près que Lysis paraît bien moins bon acteur que le célèbre chef de troupe de l’Hôtel de Bourgogne ; d’autre part, les traits de son visage font référence aux théories humorales en usage à l’époque où Sorel compose son roman. Martine Alet a en effet montré comment chaque détail de son portrait pouvait être interprété à l’aune des traités de médecine consacrés à la mélancolie [32] : la physionomie du prétendu berger permet de diagnostiquer un tempérament naturellement dominé par le sang et la bile jaune, ayant dégénéré en bile noire aduste du fait d’une activité de lecture intensive, associée aux nuits sans sommeil, aux jeûnes et au manque d’activité physique. Les signes médicaux à la fois savants et littéraires – ils permettent d’inscrire Lysis dans la lignée du mélancolique Don Quichotte – se retrouvent disséminés tout au long de l’œuvre : ils aboutissent à former un réseau qui rend plus complexe l’identification visuelle du fou, dans la mesure où leur repérage engage des connaissances que le lecteur ne possède pas nécessairement. Dans les « Remarques » qui accompagnent et commentent chacun des quatorze livres du Berger à partir de 1628, l’auteur n’apporte pas de précision particulière sur cette dimension médicale du portrait de Lysis : il suppose donc que son lecteur entend suffisamment la physionomie pour les comprendre sans aide extérieure.

 

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[25] P. Lacroix, Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV, Op. cit., t. VI, p. 67.
[26] « Enflé d’une ardeur heroïque, / Et d’un courage sans pareil, / J’ay rendu ma gloire publique, / Et me suis fait cognoistre autant que le Soleil : / On chante par toute la terre / Mes exploits d’amour et de guerre […] » (Ibid., « Onzième entrée », p. 66).
[27] Cet épisode a lieu au début du chapitre XXXV de la première partie de Don Quichotte.
[28] P. Lacroix, Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV, Op. cit., t. V, pp. 317-329.
[29] M.-Fr. Christout, Le Ballet de cour de Louis XIV (1643-1672), Op. cit., p. 72.
[30] Ch. Sorel, Le Berger extravagant. Où parmy des fantaisies amoureuses, on void les impertinences des Romans et de la Poesie, Paris, Toussaint du Bray, 1627-1628, I, 1, pp. 2-4.
[31] Ibid., p. 4.
[32] M. Alet, « Etude psycho-physiologique du Berger extravagant de Charles Sorel : la mélancolie de Louys », PFSCL, vol. XXIX, n° 56, 2002, pp. 153-175.