Quand le monteur est montreur :
« a gorgeous monster » .
Esthétique de la greffe. L’exemple
de Poor Things d’Alasdair Gray

- Liliane Louvel
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      La présence constante et régulière des images joue un grand rôle dans le processus de lecture en termes de réception, d’effet et d’affect. Le lecteur est d’un bout à l’autre soumis à des « événements de lecture » [7] qui surgissent du texte et viennent interrompre le déroulement de sa lecture. Ils imposent un rythme particulier qui tient de la ponctuation, du cahot et du heurt de la surprise qui entraîne un suspens et un arrêt sur image. Quand le lecteur est confronté à l’irruption d’un élément visuel, il doit ajuster son regard vers une sorte de lointain et contempler une surface à détailler. Le temps de la lecture est suspendu et ce que l’on vient de lire recule dans la conscience pour être remplacé par les réflexions suscitées par l’image. Le tout se superpose. Le lecteur alors compare le texte et l’image et les met en contraste, comme c’est le cas du portrait de Bella et de son ekphrasis par McCandless (ekphrasis à double tour d’ailleurs puisque, une seconde fois, l’image est détaillée par Bella lorsqu’elle se moque du tableau dans sa lettre :

 

The portrait of me is copied from one in an illustrated newspaper of 1896, and strikes me as a good likeness. If you ignore the Gainsborough hat and pretentious nickname it shows I am a plain, sensible woman, not the naive Lucrezia Borgia and La Belle Dame Sans Merci described in the text (PT 251) [8].

 

      Il s’agit donc de combiner deux activités : déchiffrer des signes et contempler une image en l’analysant (ainsi le lecteur peut être rebuté par l’allure du Général Blessington ou celle de Blaydon Hattersley le père de Victoria par exemple). La lecture s’apparente à une lecture/voyure [9] qui porte le lecteur à s’interroger sur le texte et l’image, à re-marquer ce qui se passe, à participer par empathie à la détresse de Bella par exemple, en ce qui concerne sa lettre de détresse insérée en plein milieu d’un chapitre et introduite à la page d’en face par :

 

Read the next six pages for yourself », he said suddenly, and passed them over. I give the pages here as they were given to me :
They are printed by a photogravure process which exactly reproduces the blurring effect by tear stains, but does not show the pressure of pen strokes which often ripped right through the paper
 (PT 144) [10].

 

      Blurring effect indeed ! Un effet de brouillage, c’est bien celui que ressent le lecteur face à tous ces documents montés ensemble. Pas de master narrative, pas de vérité une et indivisible, pas d’autorité qui contrôle (en apparence), mais une myriade d’informations contradictoires et complexes. Il s’agit bien d’un effet de distanciation fructueux qui ouvre un temps à la réflexion et un espace au suspens de la crédulité. Ils donnent à l’iconotexte son iconorythme qui introduit le temps de la voyure dans le temps de la lecture et donne au texte son régime propre de visibilité. Il force aussi le lecteur à tourner les pages du texte pour aller consulter les notes une fois que leur présence a été enregistrée.
      Cette forme de montage, conséquence d’un démontage et d’un remontage d’images a une valeur performative et pragmatique, une valeur » critique » aussi au sens originel de krinein (séparation). « Le montage nous montre que les choses ne sont peut-être pas ce qu’elles sont [et] qu’il dépend de nous de les voir autrement, selon la disposition nouvelle que nous aura proposée l’image critique obtenue dans ce montage » [11]. Elle correspond à ce que G. Didi-Huberman a étudié chez Brecht et a appelé la « dys-position » des images montrant que la dialectique du dramaturge est une « dialectique du monteur, de celui qui "dys-pose", séparant puis réajointant ses éléments au point de leur plus improbable rapport [12]. Le monteur requiert toute l’attention du lecteur et sa capacité critique. Il veut que le lecteur soit actif et coopère, ce que Gray lui-même a déclaré être l’une de ses intentions. Il s’agit de dénoncer les pièges et les illusions de la fiction, mais pas seulement cela, puisque d’autres enjeux sont en place, comme nous allons le voir. A. Gray se joue de ce trompe-l’œil non pas pour prendre le lecteur à un piège optique mais bien pour lui faire voir les trucs de ce piège. C’est ainsi qu’il peut lui faire voir les rouages du dispositif de fiction victorien mais aussi ce qui se cachait derrière. C’est pourquoi ce texte/image est aussi une manière de monstre au sens étymologique d’anormalement formé (comme Bella, « a gorgeous monster »), d’énorme, et Godwin est monstrueusement grand et son cri déchire la nuit et traumatise McCandless qui montre quelque chose qui relève du prodige du monumental. Monstrum (peut-être aussi de monere) avait aussi pour sens : rappeler, avertir. Il se trouve donc au croisement des champs sémantiques de la vision, de la mémoire et de l’avertissement.

      Les notes et les images qui y sont incluses vont me permettre d’aller encore un peu plus loin et de montrer la fonction de cet appareil ou dispositif pour parler comme Foucault ou Agamben. Elles sont un montage à part entière, à commencer par un montage de lecture comme nous l’avons vu puisque les découvrant à la fin du livre, la lectrice est obligée d’effectuer un « retour en arrière » et de retrouver les pages auxquelles elles se réfère pour en saisir le sens et la portée. C’est donc encore une boucle réflexive qui sort le lecteur de sa passivité et le force à physiquement agir et à « sortir » du livre pour se retrouver dans son monde, celui où il peut prendre distance et réfléchir. Les notes ont donc une double fonction apparemment contradictoire : signifier la fin du livre mais aussi en retarder la sortie, forcer le lecteur à faire des retours en arrière. Ce qui modifie profondément le type de lecture puisqu’il s’agit d’aller vers ce qui est donné comme des faits cette fois-ci, plutôt que des mémoires ou de la fiction, de les réexaminer au crible de l’histoire plutôt que de l’imaginaire. J. Rancière a rappelé qu’Aristote séparait histoire et poésie entre deux modalités temporelles : « qu’est-ce qui s’est passé ? » serait du côté de l’histoire, « qu’est-ce qui pourrait se passer » du côté de la poésie dont il démontrait ainsi la supériorité [13]. Mais désormais :

 

Ecrire l’histoire et écrire des histoires relèvent d’un même régime de vérité. Cela n’a rien à voir avec aucune thèse de réalité ou d’irréalité des choses. En revanche il est clair qu’un modèle de fabrication des histoires est lié à une certaine idée de l’histoire comme destin commun. (…) La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire [14].

 

      Les notes de Gray mêlent joyeusement les deux, brouillant les pistes tout en faisant mine d’assurer un contrôle du discours des narrateurs et de rectifier leurs dires tout en fournissant des documents « historiques » comme des plans et autres gravures.
      Bien que l’éditeur ait signalé leur existence dans son introduction, le lecteur oublie vite l’avertissement car nul appel de notes ne vient l’alerter. A la toute fin du livre, il les re-découvre. Certains lecteurs découragés peuvent très bien choisir de ne pas s’attarder sur elles, rebutés par ce fatras de documents. Une lecture plus attentive visera à confronter le texte principal et celui des notes. Si celles-ci font mine d’apporter des précisions très souvent elles viennent porter la contradiction au texte, voire lancer des pointes de polémiques comme lorsque « l’éditeur » (« A. Gray ») détaille ses divergences avec Michael Donnelly, « l’inventeur » du texte. La longue note p. 302 relative à la page 275 « I am thankful to have survived into the twentieth century » est un cas particulièrement intéressant en termes de montage. L’hybridité du personnage est réaffirmée ainsi que l’insistance sur les faits visant à prouver son existence : « Bella Baxter’s later life was passed under the name Victoria, for in 1886 she used that name to enrol in the J. Blake womens medical school at Edinburgh, and was made a doctor of medicine under that name by Glasgow University in 1890 » (PT 302). Voilà des chiffres, voilà des faits. La note détaille la vie de Victoria, ses engagements politiques, son mariage avec McCandless et la naissance de leurs trois fils dont deux meurent dans la « Grande Guerre ». Elle est composée du texte de l’éditeur entrelardé de déclarations de Victoria, d’extraits de journaux « réels » comme The Times ou The Daily Telegraph qui critique ses actes et ses ouvrages, d’extraits de son pamphlet :A Loving Economy (un autre oxymore). En outre, une critique sévère de Victoria figure dans une lettre de Beatrice Webb (co fondatrice avec son mari de la London School of Economics et membre du parti Fabian) à George Bernard Shaw son ami, un extrait de son procès pour avortement et emploi de femmes retardées mentales comme infirmières dans le Daily Express, un extrait de la fin d’une pièce de théâtre mettant en scène un personnage rapportant les propos de Victoria près de la tombe de Maclean, l’autobiographie de Mac Diarmid etc… La tête du lecteur tourne devant tant de documents.

 

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[7] J’entends « événement de lecture » au sens où Louis Marin en parle dans L’Ecriture de soi, Paris, PUF, « Collège international de philosophie », 1999, chapitre II « Un événement de lecture : où un texte de Stendhal est pris à la lettre » (pp. 15-33).
[8] « Ce portrait de moi est repris de celui d’un journal illustré de 1896, et est vraiment frappant de ressemblance. Si on fait abstraction du chapeau à la Gainsborough et du surnom prétentieux, on voit que je suis une femme ordinaire et de bon sens, et non pas la naïve Lucrèce Borgia et la Belle Dame sans Merci décrites dans le texte » (ma traduction).
[9] Voir ma définition dans Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, PUR, 2010.
[10] « "Lisez les six pages qui suivent vous-mêmes", dit-il tout à coup, et il me les passa. Je reproduis les pages ici comme elles me furent données. Elles sont imprimées grâce à un procédé de photogravure qui reproduit exactement l’effet de brouillage produit par les taches de larmes, mais il ne montre pas la pression des coups de plume qui ont souvent transpercé le papier » (ma traduction).
[11] G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position, L’œil de l’histoire 1, Op. cit., p. 77.
[12] Ibid., p. 94.
[13] J. Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La fabrique, 2000, pp. 59-61.
[14] Ibid., pp. 61-62.