La critique d’art de Joris-Karl Huysmans.
Esthétique, poétique, idéologie

- Aude Jeannerod
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      L’esthétique huysmansienne trouve donc son principal fondement idéologique dans le rejet de la modernité, entendue comme « la civilisation moderne engendrée par la révolution industrielle et la généralisation de l’économie de marché » [24]. Cette modernité est conçue comme un tout, « comme un ensemble dont les aspects multiples sont reliés, imbriqués, comme une civilisation englobante, comme un monde où tout "se tient" ». Ainsi, la pensée critique de la modernité – sans former un système parfaitement cohérent – s’organise, chez Huysmans comme chez ses contemporains, autour de trois grands axes : « d’une part tout ce qui concerne les rapports de production (en régime capitaliste centrés sur la valeur d’échange, les rapports quantitatifs d’argent) ; d’autre part les moyens de production (moyens technologiques reposant sur des bases scientifiques) ; et enfin l’Etat et l’appareil politique moderne qui gère (et est géré par) le système social » [25]. En effet, Huysmans identifie en ces termes les retombées négatives de la modernité dans le champ artistique : l’évaluation des œuvres d’art selon des critères quantitatifs (leur valeur monétaire) et non plus qualitatifs (leur valeur esthétique) ; la (re)production mécanique des œuvres d’art (l’imitation des modèles) substituée à la création artistique (l’unicité du geste créateur) ; et l’Etat abusant de son pouvoir (via la Direction des Beaux-arts) en restreignant la liberté des artistes. C’est ce que nous examinons dans les trois chapitres de notre deuxième partie : la critique de la société bourgeoise et capitaliste, la critique de l’appareil politique moderne, et enfin, la critique de la modernité et du progrès techniques.
      Cependant, le biais idéologique ne permet pas d’élucider tous les choix faits par Huysmans en matière d’art. En effet, ses options critiques ne peuvent être détachées de ses idées sur l’art en général, ni par conséquent de l’œuvre romanesque qu’il construit en parallèle. Aussi sa pensée esthétique est-elle également tributaire de ses conceptions littéraires. Sa critique d’art est l’occasion pour lui d’explorer et d’exposer des conceptions esthétiques qui dépassent le champ pictural, car l’écrivain porte un regard unitaire sur les différents arts, se considérant lui aussi comme un peintre, seulement armé d’une plume. A l’altérité radicale entre peinture et littérature, les écrivains comme les peintres ont souvent répondu par des comparaisons, au double sens du terme : mise en évidence des ressemblances, ou mise en évidence d’un rapport d’infériorité ou de supériorité. Si, dans l’Epître aux Pisons, Horace établit une analogie – « Ut pictura poesis erit » –, Léonard de Vinci, dans le Traité de la peinture, signale une compétition : il désigne sous le nom de paragoneagôn qui oppose des arts apparentés – la lutte entre les arts pour se voir décerner la première place [26]. Sur la question du paragone, la position de Huysmans est ambiguë : « Je crois que les transpositions d’un art dans un autre sont possibles. (…) Je crois que la plume peut lutter avec le pinceau et même donner mieux – et je crois aussi que ces tentatives ont élargi la littérature actuelle » [27]. D’une part, il inféode la peinture à la littérature, la regarde avec un œil d’écrivain, y cherche ce qui peut venir illustrer (au sens d’« orner d’images » comme au sens de « rendre illustre ») la littérature qu’il pratique. D’autre part, il voit dans la peinture un modèle qu’il s’agit de transposer dans l’écriture, une esthétique qui peut guider sa poétique.
      Fidèle à la doctrine classique de l’ut pictura poesis, Huysmans évalue la peinture à l’aune de la littérature. La question de la mimêsis naturaliste est bien entendu au centre de sa réflexion ; nous faisons donc retour sur son naturalisme, dont le versant littéraire a été abondamment étudié, afin de l’aborder selon une approche interesthétique. Il s’agit de montrer comment le naturalisme huysmansien filtre le regard porté sur la peinture : s’il met à mal le genre de la peinture d’histoire, il trouve son propre équivalent dans les scènes de genre, les natures mortes et les paysages du réalisme hollandais ou de l’impressionnisme. Mais la mimêsis naturaliste et la doctrine de l’ut pictura poesis montrent conjointement leurs limites ; demandant à l’art de manifester l’invisible dans le visible, Huysmans développe alors une pensée de l’art qui doit beaucoup à la théorie baudelairienne des correspondances. Aussi le rapport entre peinture et littérature évolue-t-il : d’un visible passé au prisme du lisible, on évolue vers une équivalence des effets qui tient compte de la spécificité de chaque médium. Le dialogue interesthétique devient fondamental, au détriment de la mimêsis. Enfin, au contact de la peinture des Primitifs, Huysmans élabore une théorie esthétique et poétique qu’il nomme le naturalisme spiritualiste : afin de manifester le spirituel dans le sensible, l’art doit le doter d’une forme concrète. C’est par le moyen du symbole que cet idéal hégélien est réalisé, dans l’art médiéval comme dans l’écriture de Huysmans, qui reconnaît alors le primat de l’image sur le langage.
      Il nous a fallu recourir à la philosophie afin d’analyser comment Huysmans s’inscrit dans la réflexion sur l’art menée dans la culture occidentale de l’Antiquité à nos jours. Toutefois, nous n’avons pas l’ambition de faire de celui-ci un philosophe, mais seulement d’élucider la dette qu’il contracte auprès des penseurs qui l’ont précédé et dont les idées ont pénétré en profondeur la conscience moderne. A cet égard, les travaux de Jacqueline Lichtenstein [28], qui replacent le critique d’art dans une constellation de pensée, nous ont été d’un grand secours.

 

Conclusions

 

      Consacrer nos recherches à la critique d’art de Huysmans nous a permis, sinon de montrer l’auteur sous un jour nouveau, du moins de parfaire l’image que l’on en avait. En effet, si la réputation du critique d’art n’était plus à faire, elle se fondait souvent sur une connaissance partielle – et parfois partiale – de ses travaux. Notre ambition a donc été de rétablir l’équilibre qui fut celui de son œuvre, entre roman et critique d’art, entre texte et image, entre éloge et diatribe, entre préférences de jeunesse et goûts de la maturité. La prise en compte d’un large corpus et l’identification précise des œuvres d’art a permis de mettre en lumière une idéologie, une esthétique et une poétique, dans toutes leurs ramifications, leurs interférences et leurs contradictions. Bien que les fluctuations du goût, subjectif par essence, soient fréquentes au cours de la vie de Huysmans, nous avons pu dégager trois lignes de force qui déterminent sa pensée esthétique : un regard unifiant porté sur les différents arts, une très haute idée de l’Art, et une forte inscription dans la pensée de son époque.
      Premièrement, Huysmans aborde l’Art d’un point de vue unitaire en associant les arts du temps et les arts de l’espace. Par l’établissement d’analogies et de correspondances, il n’a de cesse de réaffirmer l’unité fondamentale des arts, quel que soit leur médium : à la littérature – qui se décline selon différentes catégories génériques – répondent la peinture, la sculpture, l’architecture, mais également, même si elles sont moins souvent citées sous la plume de l’auteur, la musique et la danse. Ces différents arts peuvent s’envisager selon des relations de complémentarité ou de concurrence, mais leurs rapports, même problématiques, n’en restent pas moins indissolubles. Le rapport entre lisible et visible reste au centre de la réflexion huysmansienne, de sa recherche d’une mimêsis naturaliste à son intérêt pour la symbolique religieuse. Nous avons ainsi pu mettre en évidence les liens qui unissent sa critique d’art au reste de son œuvre ; il s’agissait de relire l’ensemble de l’œuvre, dans toute sa diversité – descriptive et narrative, poétique et romanesque, journalistique et littéraire, fictionnelle et non-fictionnelle – à travers le prisme du pictural, non en y cherchant la présence thématique de la peinture, mais en examinant comment le discours et le regard sur l’art déterminent une poétique.
      Deuxièmement, Huysmans se fait une très haute idée de l’Art, auquel il attribue un rôle majeur au plan esthétique comme au plan éthique. Aussi formule-t-il de sévères exigences envers l’artiste, qu’il soit peintre ou écrivain, et envers son œuvre – y compris envers lui-même et ses propres productions. Toutefois, ces exigences varient dans le temps, en fonction des préoccupations esthétiques, poétiques et idéologiques qui sont les siennes, à divers moments de sa vie. Mais l’Art demeure à la plus haute place : il reste la plus haute valeur dans le système axiologique de Huysmans, et s’oppose à l’argent, à la nature, à l’homme, à la société et au social, au monde profane, au progrès moderne, etc. Il s’agit d’un véritable culte de l’art, dont la foi catholique peut apparaître comme la manifestation paroxystique. L’Art détermine donc une éthique et une esthétique, à travers des impératifs de singularité et de désintéressement caractéristiques de la vision post-romantique.
      Troisièmement, il s’agissait également de mettre en évidence la façon dont l’œuvre de Huysmans – et plus particulièrement sa critique d’art – s’inscrit dans un cadre de pensée qui est celui de son temps, même si elle le déborde parfois. Nous avons ainsi pu réévaluer le rapport que l’auteur entretient avec divers mouvements artistiques – appréhendés dans une perspective interesthétique, dans leur versant littéraire comme dans leur versant pictural – afin d’identifier ce qu’il retient et ce qu’il rejette du classicisme, du romantisme, du naturalisme et du symbolisme. Les rapports entre l’art et le monde, et les liens entre peinture et littérature, ont été en effet perçus et pensés de diverses façons ; il s’agissait donc d’examiner comment l’inscription de Huysmans dans la modernité est également définie par ses positions vis-à-vis de l’héritage du passé. Sans jamais l’enfermer dans un courant artistique déterminé, nous avons tâché de le situer par rapport aux périodisations retenues par l’histoire littéraire et culturelle, mais aussi intellectuelle et philosophique. À l’issue de ce parcours, Huysmans apparaît comme un homme profondément ancré dans son temps, même s’il est en délicatesse avec celui-ci ; sa vision du monde et du beau, qui informe son rapport à l’art, est en effet étroitement liée à ce qui se joue dans la pensée collective à la fin du XIXe siècle.
      La critique a souvent montré les limites de la pensée de Huysmans, ses aveuglements comme ses égarements. On lui a reproché des méconnaissances esthétiques, au sujet de peintres qu’il n’a pas appréciés à leur juste valeur – notamment Manet et Courbet, Monet et Pissarro – mais aussi des égarements idéologiques, comme son mépris élitiste et surtout son antisémitisme. Le but de nos recherches n’a jamais été de juger l’homme ni d’excuser ses prises de position ; nous avons bien plutôt eu l’ambition d’expliquer ses contradictions, de les replacer dans une pensée qui les excède et les englobe. Car il nous semble qu’étudier la critique d’art de Huysmans, c’est s’intéresser, au-delà de l’individu, à une pensée de l’art – littéraire et pictural – caractéristique du tournant de la modernité dans laquelle nous nous situons encore aujourd’hui.

 

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[24] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie, Op. cit., p. 31.
[25] Ibid., p. 34.
[26] « [I]l en est d’une poésie comme d’une peinture » (Horace, Art poétique, v. 361, dans Epîtres, trad. fr. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 221) ; Léonard de Vinci, « La Paragone ou parallèle des arts », dans Traité de la peinture, trad. fr. André Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1987, pp. 79-106.
[27] Lettre à Marcel Batilliat, 3 septembre 1891 (Bnf, Arsenal, Ms. Lambert 45, f° 141).
[28] Jacqueline Lichtenstein, La Tache aveugle. Essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l’âge moderne, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2003.