Actéon en acte/Mythe en peinture
- Claudia-Simona Hulpoi
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      L’étiquette informative attachée au tableau nous indique que l’une des deux femmes est Diane, déesse vierge – et vengeresse – de la chasse et de la forêt : un petit visage adorable est là pour évoquer l’Adorée d’Ephèse, mais on souscrit quand même au pacte des identifications iconographiques institué par le peintre. Occupant presque toute la moitié droite du tableau et disposée de profil (parfait, dans le cas de la tête dont on peut admirer le côté gauche ; seul le buste se penche légèrement vers nous), la déesse est assise, comme sur une chaise fastueuse, non pas à même la terre, mais sur de grands pans de tissu fin – peut-être un peu trop fin, et trop savamment drapé pour paraître véridique dans ce cadre, mais tout se passe en bonne tradition rococo. Le peintre fait flotter un nimbe diaphane autour de son corps pour en marquer la qualité divine. Il place, de plus, sa tête dans un « point d’or » du tableau et il l’orne des symboles que la mythologie gréco-romaine, ainsi que la tradition picturale, associent à Artémis-Diane : un croissant de lune placé au milieu de sa tiare de perles, et les perles elles-mêmes, « lunes » miniaturisées dont la pureté se veut jalousement celée par des coquilles. Nous retrouvons ces mêmes perles dans un collier qui repose sensuellement sur sa hanche ; il renvoie, de manière symbolique ou sublimée, à l’image d’une ceinture de chasteté défendant, à l’instar de l’archer et des flèches que le peintre prend soin de figurer un peu plus loin, sa virginité légendaire.
      On suppose donc que l’autre femme est une nymphe – ou une naïade… –, l’une de celles dont la déesse s’accompagnait pendant ses longs exploits cynégétiques. Elle lui ressemble d’ailleurs, presque parfaitement. Le peintre nous donne une perspective frontale de sa tête un peu inclinée. Les yeux sont baissés. Quant au corps, accroupi aux pieds de la déesse, il semble avoir des formes plus généreuses. Elle est en fait le plus « humain » – ou humanisé – de tous les personnages figurés : d’abord, parce que le « point d’or » de la moitié inférieure du tableau dirige nos regards vers sa poitrine, c’est-à-dire vers l’érotisme charnel (maternel et nourrissant aussi, peut-être), non pas vers celui de la chaste spiritualité de Diane ; ensuite, parce que le peintre la situe quelque part entre le régime divin – incarné, à sa gauche, par la déesse – et le régime animal – symbolisé par les deux chiens disposés un peu plus loin, à sa droite. Ces derniers, « Cerbères » sans vigilance, ne semblent soupçonner non plus notre intrusion. Ils nous tournent le dos, apparemment attirés, l’un par l’eau dont il apaise sa soif, l’autre, dont on ne voit que le profil de la tête, par quelque chose ou quelqu’un se cachant dans l’ombre de la forêt, au-delà de la rivière qui coule à l’arrière plan. Dans le « vocabulaire du dos » investigué par Georges Banu, la posture de ces chiens (ou de ce qui apparaît comme un étrange chien bicéphale) pourrait signifier la vulnérabilité – devenue, par transfert, celle d’une Diane anachronique : est-ce bien un pied lésé qu’elle soulève pour le faire examiner par sa compagnonne ? Une divinité blessée qui sollicite aussi la compassion n’est déjà plus olympienne…
      Le seul qui nous fixe du regard et semble donc avoir détecté notre présence est, paradoxalement, un lièvre mort, contorsionné à côté de deux oiseaux sauvages dans l’amas de gibier qui repose près de Diane. Mais il se tait, évidemment, tout en nous adressant un regard complice. Examiné de (très) près, le regard de ce pauvre monstre ailé – un Eros déchu, peut-être ? – nous semble deux fois bizarre : d’abord, parce qu’il est étrangement humain ; ensuite, parce qu’il est trop vif pour venir d’une créature morte. Le peintre le place en outre au tout premier plan, dans le coin droit du tableau, lui assignant ainsi une position « excentrique » par rapport à la ligne descendante dans laquelle s’inscrivent les autres personnages. Dans l’autre coin, disposé symétriquement et selon le principe cause-effet, il y a le carquois à flèches. Il est rouge.
      L’organisation spatiale du tableau offre à ce protagoniste animal apparemment insignifiant (un lièvre, petite créature peureuse) de la prééminence par rapport à la déesse elle-même. Et s’il fallait suivre la théorie d’Arasse, selon laquelle les peintres placent dans leurs œuvres des symboles (simples taches de couleur, parfois) fonctionnant comme des « portes » que les spectateurs sont censés découvrir pour « pénétrer » dans le tableau, alors Diane sortant du bain devrait peut-être être perçu à travers ces yeux qu’on croirait morts, mais qui nous scrutent, quand même, si vivement, comme pour nous avertir de quelque tragédie imminente. Plutôt que dans les corps de ces femmes nous offrant, bien qu’à leur insu, le spectacle de leur nudité, c’est dans ce regard mort – qui, pourtant, nous interpelle – que réside le mystère de ce tableau, son pouvoir subtil, à la fois fascinant et inquiétant. Serons-nous punis d’avoir osé violer du regard la chasteté de la déesse ? Les chiens vont-ils tout de suite flairer notre présence, se jeter sur nous et nous déchirer pour avoir transgressé la limite qui sépare le sacré du profane, l’art de la réalité ? Diane, la belle cruelle, tout aussi intangible d’ailleurs que le monde idéal de l’art, va-t-elle percer notre poitrine de l’une de ses flèches pour nous abandonner ensuite dans sa pile de gibiers ? Et alors, le regard de la proie pourrait-il bientôt être le nôtre ? L’est-il déjà ?
      C’est à ce moment et de cette panique que naît le sens d’un manque, le soupçon qu’un signe essentiel est absent dans le rébus iconographique du tableau. Le regard examine à nouveau l’étiquette informative. Est-ce bien Diane sortant du bain ? Est-ce bien tout ? Et parce que ce qui est si nettement indiqué en lettres ne satisfait pas non plus, le regard plonge dans les trous d’obscurité vers lesquels se dirigeait tout à l’heure la circonspection de l’un des chiens. La réponse devrait se trouver dans ce noir, ce « négatif » de l’image, et ce ne peut être qu’Actéon, « le symptôme » de la théophanie de Diane, comme l’appellerait Didi-Huberman. L’histoire racontée par Ovide [11] nous vient soudainement à l’esprit. Et tout change.
      Du coup, ce qui tout à l’heure nous semblait désuet devient très actuel ; ce qui était immobile et muet est investi de l’éloquence du mythe – un mythe des regards culminant avec l’hubris du regard, le mythe d’Actéon. Etrangement, dans le tableau, c’est le lieu d’une absence – ou d’une latence, ou d’une « déchirure » – qui nous l’indique, et il ne pouvait en être autrement. La logique de la figuration et du visible – « l’assurance tautologique de What you see is what you see » dont parle Didi-Huberman [12] – fait place à la dialectique, sans système et signes préétablis, de la « figurabilité » ou du « visuel », les seuls à même de rendre compte de ce qui, dans une image, n’est plus un « état de fait », mais une « figuration en acte » [13].

 

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[11] Ovide, Métamorphoses, Tome I, traduction en vers par F. Desaintage, Paris, Crapelet, 1800, pp. 123-130.
[12] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Op. cit., p. 87.
[13] G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Op. cit., p. 182.