De la collision disjonctive à l’enchaînement
dissonant : littérature et peinture dans
la sémiotique cinématographique

- Francesco Giarrusso
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Fig. 1. J. C. Monteiro, Quem Espera por Sapatos, 1970


Fig. 2. J. C. Monteiro, A Sagrada Família, 1972-1977

      Bien que le cinéma soit l’art « alchimique » par excellence, capable d’associer les typologies de sémiose les plus diverses, l’œuvre de João César Monteiro accentue davantage le caractère polyphonique et syncrétique propre au dispositif cinématographique, augmentant la capacité d’englobement du dialogisme. En effet, l’espace sémiotique de la filmographie de Monteiro se caractérise par l’accumulation de textes hétérogènes qui se présentent comme unité textuelle plurielle, composée de voix et d’images multiformes où l’on entend l’écho d’autres agglomérations textuelles ou discursives. A ce propos, j’appliquerai au cinéma de Monteiro le concept de transtextualité tel qu’il a été défini par Gérard Genette comme « l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes (…) dont relève chaque texte singulier » [1] pour pouvoir analyser la superposition et l’interférence des espaces et corps sémiotiques dont les collisions engendrent, dans l’œuvre de Monteiro, un polyglottisme culturel extrêmement riche. Evidemment, nous ne souhaitons pas formuler de taxonomie – une entreprise, d’ailleurs, chimérique résultant de l’éclectisme qui caractérise la praxis de Monteiro – mais plutôt décrire les principales stratégies par lesquelles la littérature et les images cinématographiques ou figuratives se manifestent dans le cinéma de Monteiro. La variété de ces opérations transtextuelles atteint son summum dans la phase initiale de l’œuvre de Monteiro, comprise entre l’expérimentalisme des années d’exorde et le début de la saga de João de Deus [2].
      Dans une première analyse des références intertextuelles ayant une nature hétéromédiale [3], nous pouvons constater que dans les premiers films – Sophia de Mello Breyner Andresen (1969), Quem Espera por Sapatos de Defunto Morre Descalço (Qui attend des souliers de défunt meurt pieds nus, 1970), A Sagrada Família – Fragmentos de um Filme Esmola (La sainte famille – Fragments d’un film-aumône, 1972-1977) [4], Que Farei Eu com Esta Espada ? (Que ferai-je de cette épée ?, 1975) – les citations littéraires constituent surtout des unités textuelles bien définies dont l’amplitude est souvent en accord avec la durée de la scène ou avec la séquence dont elles font partie. Rappelons-nous de la page où est transcrite une brève citation extraite d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud ou des mots extraits du Manuel de zoologie fantastique de Jorge Luis Borges et récités lorsque nous assistons à la dernière rencontre entre Lívio (Luís Miguel Cintra) et Mónica (Paula Ferreira) sur la terrasse d’un café. Dans les deux cas, les citations littéraires paraissent se situer dans un contexte différent de celui de la ligne narrative principale, presque comme si elles détournaient le développement diégétique du film. Elles s’insinuent dans la trame du film, interrompant l’illusion mimétique sur lequel elle repose pour montrer son artificialité. La citation de Rimbaud ne participe pas à la construction de l’histoire mais joue un rôle d’interposition, contribuant à la création d’un espace-temps autonome, détaché de la logique de la transparence propre au cinéma illusionniste [5]. La bi-dimensionnalité de l’image cinématographique, accentuée par le gros plan de la page écrite et le processus de « littérarisation » auquel nous assistons au moment où le « formulé » (l’écrit) remplace le « figuré » (la représentation) [6], met en évidence l’arbitrarité de la narration cinématographique, tout en violant la notion d’analogon sous-jacente à l’image filmique (fig. 1).
      Cependant, la suppression partiale de la mimèse est provoquée dans la majorité des cas par la séparation progressive entre la bande visuelle et sonore. Ce décollement a surtout lieu par le biais d’opérations intertextuelles où le mot (ré)cité joue un rôle crucial dans le processus de démystification du soi-disant réalisme cinématographique. En effet, depuis la réalisation de Sophia [7], Monteiro évite la dramatisation pléonastique du rapport mot-image, optant – prenons le poème Esta gente ou le poème-épitaphe Inscrição – par « une espèce d’union libre qui consiste justement à ne pas dissimuler l’arbitrarité de l’image avec le mot » [8]. Il existe toujours une dissociation, une distance entre ce qui est dit et la source sonore d’où provient le mot cité.
      Reprenant l’exemple du texte extrait de Borges, nous constatons que les mots prononcés par Lívio n’appartiennent pas à l’espace diégétique de l’action représentée mais à l’intériorité du protagoniste de Sapatos [9], presque comme s’il s’agissait de son monologue intérieur. Mais si une telle citation a un rapport avec l’image dans la qualité de son interne subjectif, le texte extrait du Parti pris des choses de Francis Ponge, enregistré dans A Sagrada Família – Fragmentos de um Filme Esmola, explique un processus différent par lequel les macro-unités de la citation se manifestent dans l’œuvre de Monteiro. Dans ce cas, la référence intertextuelle est doublement en off, que ce soit en raison de la nature extra-diégétique de la citation ou de l’étrangeté de la voix citatrice par rapport à l’histoire. Ici, la superposition de la référence littéraire accentue l’éloignement entre les bandes visuelle et sonore, nous laissant voir la discontinuité propre au texte filmique et l’artificialité des processus rhétoriques voués à son occultation. La durée du plan et sa coïncidence avec la citation de Ponge mettent en évidence les limites textuelles qui le séparent du continuum narratif du film, marquant les coupures, les sauts, la nature fragmentaire du texte cinématographique perçu comme un collage de parties physiques séparées [10]. En outre, la confrontation entre l’unité narrative de l’« orange » de Ponge et les autres séquences purement diégétiques de A Sagrada Família – Fragmentos de um Filme Esmola montre comment le rapport mot-image peut, également et surtout, exclure l’empathie émotionnelle et la participation mécanique du spectateur, l’empêchant, selon les principes que Monteiro a adopté au cours des premières années, « quelconque identification avec le film (…) [afin de prendre] conscience (…) [du fait] que la salle noire n’est plus sa vieille alliée dans son désir d’évasion » [11].
      Mais l’effet de distanciation ne résulte pas uniquement de la divergence audiovisuelle qui repropose le segment littéraire et résulte encore moins du déplacement extra-diégétique de la citation ; à l’inverse, cet effet d’étrangeté se manifeste souvent dans la diégèse par le biais des mots prononcés en champ par le personnage. Prenons, par exemple, la scène de A Sagrada Família – Fragmentos de um Filme Esmola où Maria (Manuela de Freitas), filmée de profil sur un plan moyen, récite un fragment tiré d’Ulysses de James Joyce. Une fois de plus, l’étendue du plan correspond à la durée de la citation bien que, dans ce cas, la distanciation entre le mot et l’image dépende du refus de l’actrice à adhérer au personnage. Il n’existe aucune identification, la représentation de l’actrice est bannie de la scène en faveur d’une récitation auto-contemplative où le geste de la répétition semble se manifester sur l’image qu’elle reflète, sur un plan américain, au fond du cadrage. C’est comme si le double spectaculaire de Maria matérialisait un « “l’essere fuori di sé” » (« “être hors de soi” ») [12] de l’actrice, le processus d’auto-distanciation avec lequel elle s’éloigne d’elle-même, comme s’il s’agissait d’un étranger qui observe sa propre exhibition lorsqu’elle se déroule [13]. Le réflexe de Maria rend visible l’espace, la séparation entre le texte et sa reproposition écranique/verbale, dévoilant la distance à laquelle le spectateur doit se maintenir pour faire une observation « critique » de l’évènement re-présenté [14]. Pour ce faire, Brecht propose à l’acteur de dire le texte comme s’il le citait et Monteiro semble le prendre à la lettre quand il place Manuela de Freitas de profil, le regard tourné hors-champ, porté sur « la feuille de papier » [15] pour le lire avec les yeux ou la pensée. Bref, de la construction du cadrage au port de l’actrice, cette scène met en relief ce que l’action de réciter présente comme déjà étudié et préparé, abolissant tout élément qui puisse faire croire au spectateur qu’il assiste à un acte naturel et spontané (fig. 2).
      En termes d’intertextualité, je ne peux m’empêcher de mentionner le film Que Farei Eu com Esta Espada ?, non seulement parce qu’on y découvre pour la première fois le corps de Nosferatu [16], l’une des références les plus habituelles de l’œuvre de Monteiro, mais aussi parce qu’il représente un cas emblématique de la citation cinématographique. Grâce au montage alterné de séquences réalisées au cours des mois qui ont suivi la « Révolution des Œillets » avec des extraits originaux du film de Friedrich W. Murnau, Monteiro compare le porte-avions américain Saratoga amarré sur le Tage au navire néfaste et pestilentiel de Nosferatu, exprimant sa dissidence contre l’intervention de l’OTAN et tout ce que sa présence représente pour le Portugal sur le plan politique après la révolution du 25 avril 1974. En ce qui concerne la diégèse, la citation de Nosferatu s’inscrit dans le film moyennant une juxtaposition qui entraîne l’alternance de deux niveaux narratifs disjoints. Dans Que Farei Eu com Esta Espada ?, les images du film de Murnau sont responsables de la création d’une dimension narrative extra-diégétique dont les coordonnées spatio-temporelles n’établissent aucune continuité par rapport à la diégèse du film principal avec lequel il n’instaure qu’une simple succession d’unités syntagmatiques autonomes, permettant à Monteiro de développer une poétique de discontinuité.
      Comme dans les trois films précédents (Sophia, Sapatos et A Sagrada Família – Fragmentos de um Filme Esmola), la citation intervient encore dans la construction diégétique de Que Farei Eu com Esta Espada ?, concevant la structure de chaque film comme un « collage de vraisemblances opposées » où les différents plans ou blocs narratifs favorisent la constitution d’« îles discursives » [17] autonomes, capables de libérer Monteiro de la constriction de la logique et de la vraisemblance propre aux pratiques cinématographiques dites dominantes [18]. Nous constatons également qu’à partir de ce moyen-métrage de 1975, Monteiro commence à exploiter des pratiques dialogiques responsables, cette fois-ci, d’un enchaînement particulier par lequel il n’existe plus uniquement une dissonance entre les unités narratives mais un entrelacement fait de sauts et de disjonctions iconico-diégétiques.

 

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      A ce propos, Veredas (Sentiers, 1977) représente un cas emblématique de construction narrative par accumulation. L’alternance et la collision de blocs indépendants sont remplacées par l’inclusion d’unités textuelles dont l’union contribue à la formation d’un ensemble narratif organique, bien que composé de matériaux hétérogènes. Il n’existe plus de contraposition, le choc entre les plans ou séquences s’affaiblit pour donner place à une dissonance plus subtile, cette fois-ci plutôt basée sur la succession que sur les processus de superposition méta-diégétique ou de juxtaposition extra-diégétique [19]. Veredas apparaît comme étant un collage de citations, une concaténation hétéroclite de textes provenant d’ambiances plus diversifiées. Les contes populaires de la maure enchantée et du petit âne, l’allusion-transposition de l’histoire de Branca-Flor, la citation de la pièce eschyléenne et les textes de Maria Velho da Costa tracent la carte géographique et poétique de l’univers que l’homme (António Mendes) et la femme (Margarida Gil), personnages principaux du film, parcourent lors de leur pèlerinage entre les terres de Trás-os-Montes et l’Alentejo, la culture populaire et l’érudite. Dans Veredas, Monteiro nous invite littéralement au voyage – voyons la citation picturale au générique d’ouverture de la peinture de Menez, L’Invitation au voyage –, à une nouvelle forme de déambulation où les références textuelles sont le contrepoint aux évènements racontés dans le film [20].

 

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sommaire

[1] G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, « Poétique », 1982, p. 7.
[2] Ladite trilogie de Dieu est composée des longs-métrages Recordações da Casa Amarela (Souvenirs de la maison jaune, 1989), A Comédia de Deus (La comédie de Dieu, 1995) et As Bodas de Deus (Les Noces de Dieu, 1998), des films caractérisés par la présence de João César Monteiro dans la peau du personnage principal João de Deus.
[3] M. W. Bruno, « Bringing out the dead », Segnocinema, 115, 2002, pp. 17-19.
[4] Comme les responsables de la restauration de la pellicule l’écrivent dans la note introductoire de la version en DVD du film, « Fragmentos de um Filme Esmola / A Sagrada Família » a été tourné par J. C. Monteiro en 1972 et 1973. Cependant, au cours des quatre années suivantes, l’auteur a continué à travailler dessus, y apportant de nombreuses modifications. D’après les éléments à notre disposition, il existe au moins trois versions successives : une première version montée peu de temps après le tournage, une deuxième version montée entre 1974 et 1975 où le générique et la scène du couple nu dans la partie finale ont été introduits ; et une troisième partie en 1977 sans ladite scène et présentant des plans légèrement plus courts. Comme les négatifs originaux n’ont pas été retrouvés, la restauration du film a été réalisée avec le peu de matériel positif connu, provenant des archives de l’Institut du Cinéma, des Audiovisuels et des Multimédias. Ce matériel comprend une copie pratiquement complète de la deuxième version et une copie incomplète de la troisième. (…) L’option basique de cette restauration a consisté à récupérer la seule version complète survivante, soit la deuxième parmi celles qui ont été mentionnées auparavant. Une lacune de près de 21 secondes a été comblée sur le plan-séquence où toute la famille est réunie dans le salon. Ce dernier a été reproduit à partir de matériel de la troisième version ».
[5] Voir R. Stam, O espetáculo interrompido. Literatura e cinema de desmistificação, traduit par J. E. Moretzsohn, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1981.
[6] Voir B. Brecht, Scritti teatrali, traduit par E. Castellani, R. Fertonani, R. Mertens, Turin, Einaudi, « Piccola Biblioteca Einaudi. Nuova Serie », 2001, p. 38.
[7] Dorénavant, le titre du court-métrage Sophia de Mello Breyner Andresen sera simplement dénommé Sophia.
[8] J. C. Monteiro, Morituri Te Salutant, Lisboa, & etc et Arcádia, 1974, p. 117.
[9] Dorénavant, le titre du court-métrage Quem Espera por Sapatos de Defunto Morre Descalço sera simplement dénommé Sapatos.
[10] R. Stam, O espetáculo interrompido. Literatura e cinema de desmistificação, Op. cit., p. 170.
[11] J. C. Monteiro, « O nosso cinema e o deles », dans João César Monteiro, Lisbonne, Cinemateca Portuguesa – Museu do Cinema, 2005, p. 104.
[12] B. Brecht, Scritti teatrali, Op. cit., p. 75.
[13] Ibid., p. 74.
[14] Ibid., p. 84 et p. 75.
[15] J. C. Monteiro, Morituri Te Salutant, Op. cit., p. 208.
[16] Il s’agit du célèbre vampire interprété par Max Schreck dans le film Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (Nosferatu le vampire, 1922) de Friedrich W. Murnau.
[17] F. C. Martins, « A arte mágica », dans João César Monteiro, Lisbonne, Cinemateca Portuguesa – Museu do Cinema, 2005, p. 293.
[18] Ismail Xavier nous rappelle qu’entre les années soixante et soixante-dix, les rédacteurs des « Cahiers du Cinéma » estimaient que le « système de représentation dominante [était] le système instauré par le récit réaliste et le découpage classique selon l’ensemble des règles de vraisemblance ». L’intention était de donner au spectateur une impression de réalité pouvant favoriser sa croyance selon laquelle l’image photographique était une copie fidèle de la réalité représentée. Voir I. Xavier, O discurso cinematográfico. A opacidade e a transparência, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1984, p. 127.
[19] Voir F. Zecca, « La citazione e il meccanismo della transtestualità filmica », E/C, 22 avril 2009, p. 11 (article au format PDF. Consulté le 21 mai 2014).
[20] F. C. Martins, « A arte mágica », art. cit., p. 294.