Seul tenir.
Notes sur Titus-Carmel, l’élan végétal
& la mémoire brûlée

- Dominique Viart
_______________________________

page 1 2 3 4 5

Fig. 8. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald,
Dessin. n° 26, 1994

Fig. 9. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald,
Dessin. n° 28, 1994

Fig. 11. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald,
Dessin. n° 136, 1996

Fig. 14. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald,
Dessin. n° 153, 1996

Fig. 15. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald,
Peinture
, 1994-1996

Titus-Carmel n’est certes pas le premier peintre fasciné par le retable. Mais ceux qui s’en sont inspirés avant lui l’ont tous poussé vers une plus grande défiguration, comme Nolde (La Vie du Christ, 1911-1912), Otto Dix (La Guerre, 1929-1932), Picasso (série des Crucifixions, 1932), Max Ernst (Tentation de Saint Antoine, 1945), Bacon (ses nombreuses crucifixions en triptyque et notamment celle de 1933) et jusqu’à Abdel Abdessemed qui reproduit certes le Christ, mais en fils de fers et barbelés (Décor, 2012).

Ou bien ils l’ont effacé, n’en retenant, comme Antonio Saura, que la mention en guise d’adresse postale.

La série de Titus procède à l’inverse. Elle cherche l’humain dans la douleur.

Ce sont les corps qui l’intéressent.

Les corps qu’il confronte à la matière, aux matériaux de l’art : pastels, mines de plomb, craies, sanguines, lavis d’acrylique, pierres noires, pastels gras, fusains, papiers collés, aquarelles. dont il décline les possibles comme à la recherche de leur improbable incarnation sur le papier.

Les corps dans leur tension, leur torsion.

Dans leur égarement et leur désarroi.

Et c’est là qu’opère le miracle de cette œuvre toujours reprise : la souffrance, peu à peu, disparaît.

Comme si Titus cherchait d’abord ce qu’il y a d’humain dans cette figuration mythologique, puis, l’ayant trouvé, voulait en abstraire l’essence, hors de toute finitude.

Non plus donc les marques de la corrosion et de la caducité qui caractérisaient les premières œuvres du peintre [5], mais une autre orientation, vers la sérénité.

 

*

 

Il faudrait non seulement regarder en détail chaque partie de l’ensemble, mais suivre l’ordre même de leur composition, l’évolution qui mène de l’une à l’autre. Et dans chacune, les indices de ce trajet.

La place ici manque pour le faire : je n’en indique que quelques exemples, au risque de paraître les sur-interpréter. Mais ils convergent et se confortent les uns les autres.

Du 2 au 3 juillet 1994, seul le tracé du couple formé par Marie et Jean l’Evangéliste qui la soutient dans sa douleur subsiste, pour n’être plus envisagé à partir du 29 août que dans les plis des vêtements et s’estomper dans les travaux des 11-12 septembre dans un entrelacs de tracés blancs sur papiers collés.

Le dessin des pieds cloués (22 juillet 1994) est certainement l’une des images les plus violentes de la souffrance (fig. 8). Orteils difformes, ligaments étirés, clou traversant. A côté, sur papier collé, un T noir. Une croix sans doute. Mais que les amateurs de peinture contemporaine ont reconnu : c’est le même que le T multiplié par Tàpies dans ses derniers travaux. Tàpies qui a d’abord collé sur ses toiles des linges maculés, les signes de la souffrance, du travail, de la blessure. Et s’est ensuite peu à peu approché de l’abstraction simple d’une initiale, comme un graffiti posé sur ses œuvres, simple marque de son passage.

(Il y a ainsi de semblables échos dans la peinture de Gérard Titus-Carmel : Vieira da Silva sans doute, mais encore les allusions, par exemple, à Giacometti dans Nielles & Sanguines II (1998), qui évoquent L’Homme qui marche et L’Homme qui chavire).

Les pieds cloués reviennent, deux ans plus tard, à nouveau blessés, sanguinolents (mars 96) pour voisiner en avril de la même année avec des encres plus apaisées.

25-26 juillet 1994 : le torse du Christ en croix (fig. 9) se recouvre d’un tracé ovale, réminiscence d’une Egéenne, qui devient, le 15 septembre (fig. 10 ), puis le 23, la forme même de son corps.

Le 3-4 octobre, c’est la Crucifixion elle-même qui se résout en forme triangulée, et, collé à sa droite, un T encore, mais traité cette fois comme l’encre d’un idéogramme chinois. En avril 96, il n’est plus qu’une forme suggérée, échos aux Nielles que l’artiste entreprend à la même période (fig. 11).

Voyez aussi comme de novembre à décembre 1994, la main clouée se divise, se noue, revient et disparaît. Le cauchemar de doigts crispés sous la douleur laisse place, l’année d’après, aux mains jointes de la prière, ouvertes dans la tension puis fermées dans une relative sérénité [6].

En mai 96 enfin, l’abstraction semble l’avoir emporté (figs. 12 , 13 et 14). Comme elle l’emporte dans la reprise générale du tableau de Grünewald, Peinture (1994-1996), où ne demeure que la mémoire des formes (fig. 15).

Le Christ crucifié lui-même a pris la forme superposée d’une jarre – un vase sacré – et d’un Nielle. Il en concentre les motifs rassemblés. « L’avancée présente d’une toile est nourrie de tout le passé de l’œil » écrit Antoine Emaz à propos des Nielles [7].

Ces épures idéogrammatiques sont les réminiscences de séries anciennes (les Egéennes, plus rarement les cônes des Intérieurs) et celles de la traversée qui vient de s’accomplir sous nos yeux.

A la fin, il n’y a plus de figures. Mais tout est figuré.

 

***

 

Second intermède

 

Reprenons les séries récentes : ces Feuillées sont des Nielles, des Herbiers ; ces feuilles et ces ramures sont des cages thoraciques étirées, crucifiées. Ou bien est-ce l’inverse ?

Est-ce la vie qui s’empare des gisants, ou leur reste d’existence qui vient gésir sous nos yeux ?

Dans L’Elancement [8], le titre évoque à la fois le pont de Brooklyn qui relie deux rives et le suicide de Hart Crane dont l’élan est une chute.

L’un en l’autre, toujours, se renverse.

Souvenirs, ailleurs et encore, de jarres dans le Nielle I, qui accueille en son sein un fantôme d’Egéenne.

Abstraction, toujours, dans le Petit Nielle I et le Petit Nielle II. Et plus nettement dans Nielle & Sanguine I de 1998, dont la cage thoracique a disparu.

Le procès d’abstraction libère des figures simplifiées.

Abs-traire : c’est tirer hors de, emporter ailleurs, soustraire ou détourner.

Un autre mot pour séduire.

 

***

 

>suite
retour<
sommaire

[5] Voir, en 1971, les 20 Variations sur l’Idée de Détérioration et les 17 Exemples d’Altération d’une Sphère.
[6] Faut-il ici parler d’une « sérénité crispée », comme le fait René Char ?
[7] A. Emaz, Pour Gérard Titus-Carmel, Notes sur les Nielles et le temps, Châtellerault, Cardinaux, 2003.
[8] G. Titus-Carmel, L’Elancement, Eloge de Hart Crane, Paris, Seuil, 1998.