Notes pour l’Echappée végétale et son ombre -
deux thèmes entrelacés dans l’œuvre de
Gérard Titus-Carmel

- Jean-Marie Perret
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CORPS HUMAIN, CORPS TERRESTRE :

 

      Or donc, que s’est-il passé, à côté du végétal, dans la ligne des allusions corporelles ? La série des Nielles, Petits Nielles, Grand Nielle et Nielles & Sanguines a frappé. D’aucune autre série de Titus-Carmel, Kirkeby n’aurait pu déclarer avec plus de justesse que « ce n’est pas une série qui fait sens, mais seulement la démonstration de possibilités incroyablement limitées » [1]. Nielles est une série d’une très grande rigueur et d’une retenue hautaine, en effet, dans le traitement du sujet : le torse d’un supplicié. Mais frapper, ce n’est pas forcément se faire comprendre, et il va falloir la monstration de la Suite Grünewald, bien des années plus tard, pour que le public reçoive et comprenne. La série Nielles, en effet, réalisée de 1996 à 1998, avait été diffusée dès son début par le canal des estampes, et exposée intégralement dès son achèvement (Nielles : Peintures, dessins et gravures, Soissons, l’Arsenal, 1998). La Suite Grünewald, en revanche, dont la réalisation comme on l’a dit est antérieure (1994-1996), apparaît ultérieurement (Collège des Bernardins, Paris, 2009 ; Soissons, Arsenal, 2010). Ce glissement signe un parcours imaginaire important. Ce qui étonne en effet, des Nielles à la Suite Grünewald, observés dans une telle diachronie, c’est cette volonté de l’artiste d’aller à l’œuvre qui génère ce signe du thorax supplicié. D’en écarter tout ce qui n’est pas le signe, pour reconstruire enfin ce qui confère audit signe sa densité, son pouvoir de fascination.
      Mais si l’on s’en tient à la Suite Grünewald, observée attentivement, la reconstruction, pour parler formellement, n’a pas eu lieu. La Grande peinture d’après Matthias Grünewald est un atlas énigmatique où situer les 159 dessins qui avec elle composent la Suite. Et néanmoins, par le fait de l’opération esthétique, la reconstruction suspendue se poursuit dans notre esprit, et presque s’accomplit et s’achève : le torse à nouveau rayonne, de son étrange présence et déréliction, avec une puissance renouvelée. Il arrive alors que l’observateur sorte de sa poche quelque reproduction photographique, réduite, du chef-d’œuvre médiéval exposé au Musée Unterlinden de Colmar, et qu’y rapportant ce qu’il voit de Titus-Carmel, il formule à l’égard de ce grand travail contemporain un secret acquiescement. Puis, revenant à la chronologie, il réalise quel travail d’exception, d’abstraction, de condensation fut celui de l’artiste, et que les Nielles, après la Suite, sont une aventure puissante, puisant dans l’histoire de la peinture la force de suspendre encore une fois l’érosion qu’inflige le temps aux choses et aux êtres, pour la rendre à notre pouvoir de connaître.
      L’accrochage au Collège des Bernardins, en 2009, commandé par l’architecture, pouvait faire penser à un « chemin de croix » [2]. Ce rapprochement ici n’avait rien d’absurde, si l’on constate, comme le fait Alain Coulange à propos précisément d’un Chemin de Croix de Jean Vila, que « Le temps. / D’une station à l’autre. / Le temps est le nombre ». Ajoutant : « Ce qui est communiqué est d’un si grand secret » [3]. « Intraitable déclinaison », une fois encore : néanmoins, telle n’est pas l’intention définitive de l’artiste, à qui l’Arsenal de Soissons l’année suivante permet un accrochage moins captif de l’architecture, et fidèle davantage à l’événement de peinture que cette Suite constitue : les conduits sont davantage en superpositions, en agrégats, et l’œil voyage, à l’intérieur de ce lieu plus ramassé, plus neutre, sans se sentir invité à filer de station en station jusqu’à la Grande Peinture axiale, qui risquait d’assumer à soi seule le sens de tout ce matériel, alors qu’elle en est seulement l’idée et le garant [4].
      Pour revenir à la compréhension que nous pouvons avoir des Nielles, cette double approche des travaux qui enchâssent la série – passant d’une première proposition à une autre, qui en rectifie la portée – n’est pas sans conséquence. Dans les deux cas il y a palissade, protection, enserrement, et, d’une certaine façon, développement. Mais au lieu de fuir vers un lointain éclatant, légendaire et mystique, la Suite désigne nettement cette fois un foyer absent, sombre, suggéré par des analogies thématiques évidentes mais cursives (torses et fragments de torses, où domine le noir). La place des Nielles est décidément marquée, au cœur de cette méditation de plus de deux années.

 

LE TOMBEAU, LE SECRET

 

      Précisément, le livre Nielles, composé par Titus-Carmel à la même époque [5], ajoute à l’attention du lecteur de précieux éléments de compréhension. Illustré de deux encres étroitement apparentées à la série homonyme, c’est une suite de dix-huit brefs poèmes – ou mieux, un poème composé d’autant de pièces brèves. Texte vibrant, elliptique, accumulant néanmoins les allusions à un événement externe – allusions suffisamment concordantes pour que le lecteur conclue rapidement à un deuil, à des funérailles ; le matériel textuel restant marqué, et cette convergence est remarquable, par les recherches picturales de cette période. Par exemple : « champ clos et scandale // cette concentration de vide / s’ouvre comme une plaie / au milieu du ciel // désertant mon corps / je me repose à l’ombre / de cette menace » (p. 13) : on pense spontanément, à tort ou à raison, à la contemplation du Retable et du torse sombre. De là, la pensée illimite le regard, dont l’acuité augmente encore l’aridité de l’esprit : « où le regard se perd / se devine une orée // et découvrant un espace / encore plus nu / s’il est possible // à la dernière pierre dressée / me scellant les lèvres // je serai rendu » (p. 12).
      Ambivalence, là-encore : on est bien dans l’édification symbolique d’un mémorial, d’un monument, d’un cairn : ce qui nous permet de célébrer l’unité des Nielles et des œuvres plus anciennes ; mais ce monument, à ce moment précis, peut être parfaitement réel. D’autres notations font penser au Grand Nielle et aux Nielles & Sanguines, qui eux ne se réfèrent qu’indirectement à l’image du supplicié, composés comme ils sont autour de jambages signifiant quelque construction inquiétante, un portail, un gibet pense-t-on : « cette poterne ouverte / sur horizon et vacillement » (p. 14) ; « je mérite encore cette porte » (p. 10). Jusqu’à la mention des Forêts, sous une forme tout autant discrète : « ce qui s’est créé d’en bas / porte ici / l’amer nom de limbes // mais ce nom // du seul mot de forêt / je peux le désavouer » (p. 25).
      Pudeur et limpidité, donc. Il est manifeste que le sombre des Nielles, avec cette fascination pour le torse du supplicié, s’enracine dans un deuil personnel assumé [6] – enclos et recouvert d’abondants travaux dont la Suite Grünewald figure le pourtour, la garde. En son cœur, les Forêts initient une échappée végétale qui va se développer avec vigueur durant plusieurs années, recouvrant et défendant l’édifice de ses aériennes frondaisons – on songe à ces temples mayas ou khmers, que la jungle dissimule et ronge. Reste à suggérer la place, finale en tout état de cause, des Memento mori, soit compositions avec crâne, ou crânes seuls. Ce n’est pas la production la moins énigmatique de ces années 1994-2001.

 

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[1] Bravura, trad. D. Bernard-Folliot – ENSBA, 1998, p. 201.
[2] Conception scénographique d'Agnès de Palmaert, visible sur le site de l’atelier des Palmar.
[3] A. Coulange, Une intraitable déclinaison – Jean-Louis Vila, Le Chemin de Croix, Pour l'Art contemporain, Bourbon-Lancy, 1985 n. p.
[4] Vue partielle dans Soissons, Arsenal 1995-2010, Soissons, 2010, p. 141.
[5] G. Titus-Carmel, Nielles, La main courante, « La Souterraine », 1997.
[6] Le deuil du père, apprend-on incidemment, ce qui ne serait pas rien ! – cf. Frédérique Goerig-Hergott, citée par Annick Woehl dans Le Pays, 15 décembre 2012, – mais si cette mention est exacte, elle renvoie à un événement de l'année 1949 : anamnèse, donc. Voir J. Robinson, « Titus-Carmel, une chronologie », dans Titus-Carmel, Quimper, Ed. Palantines, 2000, p. 171).