Figure du double n° 4
- Gilbert Lascault
_______________________________

pages 1 2

Fig. 4. G. Titus-Carmel, Figure du double n° 2, 2012

La dague, le phurbu, la lame

 

      Dans chacun des deux volets du diptyque énigmatique, en haut, à gauche, un pictogramme (un dessin figuratif stylisé) interroge. Le pictogramme est un signe, une lettre floue (le V), un chiffre, une image indéfinie, une note, un sigle, un paraphe, une volute.
      Par exemple, tu perçois un coin. Le coin est un instrument prismatique (en bois, en métal) pour fendre des matériaux, serrer et assujettir certaines choses. Il est aussi un morceau d’acier gravé en creux qui sert à frapper les monnaies et les médailles. Le coin est un angle rentrant ou saillant.
      Ou bien, tu imagines un cône lumineux. Ou encore, tu rêves à un fragment de miroir brisé, à un visage esquissé, à un masque ébauché, à un ovale arrêté, à une mandorle incomplète, à une amande inachevée, à une ellipse interrompue.
      Ou aussi, ce serait une lame, elle est un objet tranchant, une dague, une arme d’estoc et de taille.
      Ou encore, le pictogramme évoque un écu, un bouclier où sont représentées les pièces des armoiries, un blason, un hiéroglyphe de la féodalité. Quand Titus-Carmel peint et dessine, il est un samouraï méditatif, un escrimeur, un guerrier méthodique. A plusieurs reprises, il considère que tel tableau est un blason partagé et assemblé, ajusté.
      Ou bien, le pictogramme peut être un phurbu, un poignard magique (en métal, en bois). Sa lame est triangulaire [5] ; elle présente trois faces qui forment une pointe. Sur ces faces, se perçoivent des serpents (souvent entrelacés), le trident, le soleil, la lune, des pots à eau lustrale, des signes divinatoires. La lame est surmontée par la gueule d’un dragon ou d’un autre animal. La poignée du phurbu évoque souvent la forme d’un diamant, du vajna (foudre adamantin). Le phurbu est une dague rituelle qui intervient pour la divination et la guérison. Les chamanes de l’Himalaya expulsent les forces du mal, les maladies, les calamités ; ils dansent ; ils dirigent la pointe du phurbu dans toutes les directions. Et, depuis plusieurs années, Titus-Carmel collectionne des masques de l’Himalaya et des phurbu ; il les rassemble et les dispose dans le salon carré de sa grande maison.

 

La vitalité du végétal

 

      Dans ce diptyque, dans ce jardin aux sentiers qui bifurquent, les plantes croissent. Elles fascinent (dans de nombreuses œuvres) le peintre. Déjà, en 1990, il publie des poèmes : Instance de l’orée. Il suggère alors la lisière d’une forêt ; il note : « Dès l’obscurité gagnée du talus j’aurais à te parler du vert tendre, presque lumineux, des fougères ».
      Depuis une vingtaine d’années, Gérard Titus-Carmel invente des séries différentes : Forêts, Martinique, Quartiers d’Hiver, Feuillées, Jungles, L’Herbier du Seul. Souvent, il donne à voir des palmes, des jardins clos et d’autres qui sont sauvages, une flore exubérante. Ses œuvres sont des célébrations du végétal, des éloges de la sève et de la verdeur. Pour lui, le feuillu est une tension. Le feuillu jaillit, envahit, occupe, conquiert ; il dévore, vorace ; il consomme, il consume.
      Titus-Carmel peint, très souvent, les rythmes de la croissance de la Nature ; il figure la floraison, les épanouissements, les éclosions, les surgissements, l’énergie des végétaux, leur silence redoutable.
      En 2012, la Figure du double n° 4 propose avec réserve, avec discrétion, les palmes ; mais la Figure du double n° 2 (fig. 4) met en évidence la couleur intense de certaines feuilles et elle rend un hommage à Matisse.

 

Une chambre, une maison

 

      Georges Braque (dans un de ses aphorismes) oppose le verbe « construire » et le verbe « bâtir » : « Construire, c’est assembler des éléments homogènes. Bâtir, c’est lier des éléments hétérogènes » [6].
      Or Titus-Carmel aime lier les éléments hétérogènes. Il bâtit les tableaux, les chambres imaginées, son nouvel atelier, sa « grande maison » dans laquelle il vit et travaille.
      Dans la Figure du double n° 4, ce sont (en haut) des voûtes suggérées, des arcades, des cintres, des voussures, des parties courbes qui surmontent une fenêtre, une porte. Les poutres (en bas, à gauche), les madriers réguliers soutiennent une charpente. Ou bien se dessinent des jalousies, des persiennes, des fenêtres, des panneaux à claire-voie.
      En janvier 1929, Matisse parle à Tériade qui interroge le peintre : « Et la fenêtre ? » Matisse répond : « Mon but est de rendre mon émotion. Cet état d’âme est créé par les objets qui m’entourent et qui réagissent en moi : depuis l’horizon jusqu’à moi-même, y compris moi-même. Car, très souvent, je me mets dans le tableau, et j’ai conscience de ce qui existe derrière moi. (…) Les fenêtres m’ont toujours intéressé, car elles sont un passage entre l’extérieur et l’intérieur » [7].
      Aujourd’hui, Titus-Carmel rêve à des fenêtres (celles qui rendaient à Henri Matisse la joie). Et son « état d’âme » est créé par des objets indécis, par des halos incertains.
      Et, jadis, Louis Aragon a murmuré « Persienne / Persienne / Persienne ».

 

Une logique de l’incomplet

 

      Gérard Titus-Carmel choisit des élans de pinceau, calculés et brusques. Il médite et accélère le rythme. Il attend ; il guette les chances. Sa peinture est une logique de l’incomplet, une méthode de l’illimité. Ce peintre est un stratège ; il prévoit ; il évalue l’imprévu, le soudain. Les pleins et les vides se tissent. A la manière des peintres de la Chine ancienne, Titus-Carmel ne veut pas « tout montrer » ; il maintient vivant le souffle et intact le mystère ; il révèle les tournants dissimulés et les jointures secrètes [8].

 

sommaire
retour<

[5] J.-Ch. Kovacs, « Dagues actuelles des Lamas et Chamans », dans Art Chamanique népalais, Paris, Galerie le Toit du monde, 2007, pp. 27-37.
[6] Cahier de Georges Braque (1916-1947), Paris, Maeght, 1948.
[7] H. Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, pp. 99, 123.
[8] Voir F. Cheng, Vide et plein (le langage pictural chinois), Op. cit.,  pp. 52-54.