Dans l’itération des vagues impeccables :
Ressac de Gérard Titus-Carmel

- Michael Bishop
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V

 

      Et pourtant. Et ces pourtant, disons-le tout de suite, trahissent la complexité, l’incessante recom-pli-cation, l’infatigable retissage des plis de la trame ontologique, épistémologique aussi, non seulement de Ressac, mais de toute l’œuvre de Gérard Titus-Carmel. Et pourtant, donc, du cœur même de cet « étourdissant sentiment de néant qui t’étreint », comme nous disait la quinzième prose de Variations sur le ressac (R, 49), surgit cette affirmation extraordinaire, paradoxale, recentrante, synthétisante, quoique toujours rebinarisante : « Durant quelques lourdes secondes, lit-on, qu’on aurait dit roulées puis soudain suspendues dans l’infini déployé, tu crus, sinon à ta réalité, du moins à une certaine idée de la beauté – irradiante, mais improuvable – qui te fit douloureusement exister, le temps de ce sursis » (ibid.). La beauté : le « huitième pli » [20], effectivement. Mais il s’agit d’une ouverture moins sur un impossible, mais plutôt sur une réalité improuvable, un quasi invivable que l’on croit avoir pourtant vécu. Momentanément. D’une idée ou croyance, vécue, ouvrant, entrouvrant la porte d’un exister, mais, le temps d’un sursis, sans cela qui exile, qui impose le sentiment d’une non-présence. Douleur, certes, et mélancolie sans aucun doute, au sein même d’une expérience fugitive de l’extatique, du saint au sens très large, indéfinissable même de ces derniers termes [21]. Car, si la mélancolie est, pour Gérard Titus-Carmel, « cette maladie exaspérée du sens » (HP, 52), cette énergie qui ne parvient pas à saisir sa propre pertinence originelle, elle reste la face secrète, « la forme détournée, nous dit aussi Le Huitième Pli, de la beauté » – « vers son renoncement, continue Titus-Carmel, – et, partant vers sa nostalgie » (HP, 51). Pensant à Emily Dickinson, le poète de Ressac affirme le caractère tensionnel d’une beauté qui « n’offre de clefs qu’en ce qu’elle s’ouvre sur l’ampleur de son désastre : indivisible et indéchiffrable, mais tout entière riche de son infini et de ses métamorphoses [une telle beauté] s’élargit jusqu’au ciel » (HP, 17). Le désastre, l’exil, « sans doute l’autre nom de la beauté » (HP, 24). Effectivement.
      Si Ressac reste le poème du blocage infiniment répété du sens, du beau, de l’être même – vivre le ressac des vagues, on l’a vu maintes fois, c’est se croire au bord d’un gouffre ontologique qui bée, implacable, monstrueux, cauchemardesque, obsédant –, reste-t-il aussi concevable que ce livre de la déception angoissée arrive à se transmuer en acte et lieu de beauté, c’est-à-dire aussi, simultanément, de sens, de présence ? Ceci, improuvablement. Car le quoi de la beauté de Ressac n’est pas situable : on en traque les signes, honnêtement, avec détermination, au niveau de la forme : je l’ai fait ailleurs, avec un double sentiment de pertinence et de vanité [22]. Car le quoi et le comment de la beauté refusent d’installer si perceptiblement, si textuellement, la flagrance de ce que j’appellerai leur étance. Et, bien sûr, le pourquoi de la beauté, face à une conscience auctorielle de la « futilité » de l’entreprise du poétique, reste une énigme si on ne se fie qu’au produit du poïein, à ses traces lexicales, structurales, rythmiques, sémantiques, etc. Et on est ainsi amené à se poser la question de l’origine même de la conscience que l’on peut avoir, et que Gérard Titus-Carmel a, quand il parle, au cœur de Ressac, de cette « certaine idée de la beauté – irradiante, mais improuvable ». La « nostalgie » du beau qui persiste malgré son « renoncement » (HP, 51), se peut-il qu’elle témoigne d’une logique, certes improuvable, mais simultanément vécue, reconnue, de la mémoire telle que le Socrate de Platon la conçoit dans Phaedo. Il s’agirait moins ici d’insister sur ce que Bonnefoy appelle, parlant de la conception platonicienne de la beauté, « un déni du lieu même où on en a l’expérience, lieu décidé d’imperfection et de mort » (Titus-Carmel cite en soulignant ce passage du Lieu d’herbes, dans Le Huitième Pli, 47) [23]. Ceci pour deux raisons étroitement liées : certes, Socrate invite à installer dans le méta-physique, l’au-delà de l’incarné, l’origine de toute valeur, de toute désignation qualifiante attribuable, ceci parce qu’il cherche à expliquer logiquement, « raisonnablement », le fait même que nous avons, si improbablement, par le biais de la mémoire, une conception du beau, du vrai, du bon, etc. – mais l’argument se réalise ici et maintenant, au sein de notre expérience de la terre avec les outils que celle-ci nous fournit et Socrate y est sensible en dépit de sa conviction que tout philosophe devrait vouloir transcender la relativité de l’immédiat pour goûter l’absolu que rêve son argument. Mais, surtout, ce que l’argument propose, c’est l’idée de la continuité de la conscience et de l’être, là où on a tendance à voir la mort comme un terme, un arrêt, une cessation : la mémoire constituerait ainsi pour Socrate une preuve de la non-mort de l’être et de la conscience. La nostalgie du beau, par exemple, tendrait à révéler que cela qui semble manquer existe, est, irradie, improuvable mais étant. Dans le cas de Ressac, comme de toute l’œuvre de Titus-Carmel, cela signifierait que, si la beauté reste inaccessible, pleinement irréalisable sur le plan du quotidien, et même du poétique, de l’art, ce que Titus-Carmel nomme « le travail de beauté » – l’effort, l’énergie déployée dans le sens de la beauté, la production, l’activité produisante [24], de cela dont on a la nostalgie, la mémoire, « la beauté du geste » [25], lit-on dans Le Huitième Pli (HP, 55), l’activité méditative qui lutte et peine, au sens étymologique du mot travail [26] – constitue un mouvement vers, mouvement de l’esprit qui rêve et voit là où le visible n’offre qu’insuffisance et inadéquation à l’objet de son désir, à l’élancement de tout son être [27]. Lire Ressac, c’est s’ouvrir à ce languissement qui est aussi recréation de l’horizon de cela que l’on aime, rétablissement chatoyant, miroitant d’un là-bas, d’un au-delà, mais prenant la forme d’un simple là-quand-même, si j’ose dire, au sein de l’ici où rien ne semble être présent. C’est réinventer ou du moins com-pli-quer l’allégorie du ressac, aller dans le sens, même sans aboutissement, et ainsi aussi interminablement que le mouvement des vagues contre les rochers de la terre où on croit vivre – aller dans le sens d’une allégorie du possible, de l’atteignable, d’un improbable improuvable, certes, mais, quelque part, pressenti et rendu présent. Ressac, ainsi, malgré tout, et surtout : périlleusement, mais hardiment et avec la détermination infatigable d’« une certaine idée », d’un certain sentiment, de ce qui excède les signes, loger dans une longue série d’états quelques vestiges de l’étance d’une beauté qui ne se nommerait pleinement, enfin « clarifiée et reconnue », que dans le lieu d’une « pure évidence » [28].

 

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[20] Expression qui évoque la quasi impossibilité de plier sur elle-même une feuille de papier plus de sept fois : l’impossible – beauté, sens, être – résiderait ainsi dans l’accomplissement de ce huitième pli. Assez joliment les puristes y arrivent avec du papier bible. Il y a aussi une symbolique religieuse des plis, le huitième représentant le passage dans la vallée de l’ombre de la mort, dit-on. Voir aussi la note 22.
[21] Titus-Carmel cite Joubert (HP, 54) au sujet du rapport entre beauté et sainteté, et, bien sûr, Bataille, que commente Jean-Paul Michel dans son Placer l’être en face de lui-même, constitue un repère fondamental. Quant au rapport entre beauté et extase, on lira le passage dans Le Huitième Pli où Titus-Carmel évoque l’idée de « s’oublier dans la beauté », chemin de l’extase dont parle la Mahakalasadhana : HP, 58). HP : Le Huitième Pli, titre de l’essai de Gérard Titus-Carmel, avec son sous-titre, Le Travail de beauté (à paraître chez Galilée en 2013), et que j’ai pu lire dans sa version électronique.
[22] Voir mon essai à paraître dans SERTA (Université de Madrid, Espagne) : « La mesure d’une ombre : poésie et être chez Titus-Carmel ».
[23] Voir Le Lieu d’herbes, Paris, Galilée, 2010, p. 48. Tout ce passage du livre de Bonnefoy est très riche, car sa méditation se fonde sur la lutte entre essence et expérience, chez Alberti et Michel-Ange, certes, mais implicitement, celle que nous connaissons tous et toutes et qui semble inhérer à toute expérience de la terre, à toute méditation sur cette expérience.
[24] Autrement dit, l’énergie qui permet au faire, à l’écrire, à l’être aussi qu’ils incarnent, de se produire – ceci loin de toute idée du produit qui en résulte.
[25] Là encore, le geste est mouvement, mouvement du corps, mais aussi de l’esprit, de l’émotion, mouvement vers. Titus-Carmel note également que « la beauté est partout où ton corps abdique » (HP, 59), ce qui paraîtrait en souligner le caractère immatériel, spirituel, purement conceptuel – quoique indéfiniment conceptualisable.
[26] Tripalium, instrument de torture, d’immobilisation, à trois poutres. Par extension souffrance de tout geste de production, comme dans le mot anglais travail.
[27] On peut penser ici avec beaucoup de pertinence au livre de Titus-Carmel publié en 1998 au Seuil : L’Elancement. Eloge de Hart Crane.
[28] Voir, par exemple, HP, 44-6.