Patricia Touboul,
Fénelon et les arts du dessin. Instruire par l’image

Paris, Vrin, collection « Essais d’art et de philosophie », 321 p.
ISBN : 978-2-7116-2429-4

 

      Associer Fénelon à la question des arts du dessin peut surprendre, étant donné que, contrairement à ceux de Félibien ou de Fréart de Chambray, aucun de ses écrits ne peut proprement relever de la critique d’art. Si par certains aspects ils peuvent toutefois faire écho à ce genre, c’est toujours indirectement : la réflexion sur les arts n’ayant pour but que de favoriser les missions pastorale et éducative qui incombent à l’abbé, futur prélat, en recherchant le meilleur moyen de solliciter l’imaginaire visuel, et en tâchant de mettre la beauté sensible au service de l’édification morale. Ce recours à l’image, pour ainsi dire naturel à tout pédagogue instruit de culture antique, et encouragé par le contexte de la Contre-Réforme, va néanmoins fournir à notre auteur l’occasion de préciser le type d’image qui convient à ces missions, en définissant ainsi une esthétique, éloignée de tout excès baroque ou asianiste. Pour élaborer cette image idéale, iconique ou poétique, d’une efficace spéculative et pragmatique particulière parce qu’adaptée à la nature humaine, Fénelon recourt à des catégories empruntées à l’art oratoire, à la métaphysique, à l’anthropologie philosophique, à la spiritualité, mais aussi précisément à la critique d’art, et plus exactement à celle, ancienne et moderne, qui valorise les arts du dessin (n’oublions pas que le dessin est encore, au XVIIe siècle, avant tout « dessein »). Ainsi une esthétique se précise-t-elle – davantage qu’un simple goût personnel –, à laquelle les écrits de pédagogie, de métaphysique et de théologie, dans leur cohérence, donnent une assise particulièrement ferme, palliant le manque d’un texte de synthèse qui en serait, au sens philosophique, comme la critique.
      Afin de reconstituer les fondements de cette esthétique, le livre a voulu mettre au jour les sources, primaires et secondaires, qui ont permis aux positions féneloniennes de se développer en un système des arts, organisé autour du principe de desse(i)n. Dans cette intention, ce sont les textes ou les développements théoriques, y compris ceux contenus dans les écrits de fiction, qui ont été volontairement préférés aux ouvrages de fiction eux-mêmes. Quatre chapitres organisent le propos, le premier étant consacré à la rhétorique fénelonienne – laquelle forme l’origine de cette conceptualisation de la notion d’image, verbale mais aux effets visuels –, tandis que le dernier explore l’idéal pictural fénelonien, comme équivalent plastique de l’idéal poétique ou rhétorique, et que justifie la métaphysique mais aussi la philosophie morale et politique du prélat. Quant aux chapitres centraux, ils examinent les différents modèles d’image – au sens macro et microstructural, ainsi que métaphorique et plastique – exploités par Fénelon dans le cadre de sa pédagogie, ainsi que l’origine de leur spécification conceptuelle. Précisons à présent le détail de ces chapitres.
      Sans vouloir déférer systématiquement à l’ordre chronologique, le premier chapitre ne pouvait tout à fait y déroger, étant donné le caractère séminal des Dialogues sur l’éloquence dans lesquels se manifeste le premier état d’une position personnelle, quoiqu’encore tributaire d’une certaine tradition (Bossuet, Claude Fleury et le Petit Concile, cercle auquel Fénelon se joint autour des années 1680). C’est dans ce cercle, en effet, qu’il se familiarise avec un idéal d’éloquence plus ascétique, qui entend concilier, par la mise en place d’une stratégie oratoire, la rétention verbale à l’effet de suggestion visuelle, conformément au style figuré de l’Ecriture. L’articulation de la parole à la vérité, le rejet de l’effet gratuit et de l’arbitraire, préludent déjà à une valorisation du dess(e)in comme idéal de transparence et de lisibilité – la parole devant se faire « voir » – ce qui favorise les figures rhétoriques de l’hypotypose et de la diatypose. Bien que cette réflexion paraisse se limiter au champ de la rhétorique – sous la tutelle des grands orateurs et des traités de saint Augustin –, en prenant au pied de la lettre le lieu commun qui associe peinture et verbe, elle recourt aux catégories d’un autre champ disciplinaire ; et comme il s’agit dans ce contexte de justifier une pragmatique du discours, la notion d’image se précise encore, selon des critères plus philosophiques que Fénelon hérite pour l’essentiel de son aîné Claude Fleury, lequel avait notamment défendu la philosophie et la méthode dialogique platoniciennes, puis justifié l’importance de l’imagination visuelle en s’aidant des observations physiologiques qu’avait faites Cordemoy. Dans le même ordre d’idée, c’est aussi de la très riche rhétorique de Bernard Lamy que s’inspire, sans la citer, Fénelon. Il y trouve une justification du recours à l’image visuelle, se prévalant d’une part de Descartes et de Malebranche (nombre, figure, et mouvement rectiligne comme principes objectifs des choses), et, d’autre part, des catégories vitruviennes d’ordre, de mesure, de régularité ou encore d’économie, que de son côté l’architecte François Blondel, qui publie entre 1675 et 1685 son cours de l’Académie royale d’architecture, avait aussi défendues. Ces auteurs, à la fois modernes et favorables à une esthétique classique, serviront de support aux élaborations théoriques de Fénelon, tandis que l’image verbale privilégiée sera une image vraie – c’est aussi de là que vient sa beauté –, et que la confusion du discours empêchant la représentation mentale sera, elle, bannie. Un modèle esthétique se trouve ainsi valorisé : structuré par le dess(e)in, compris comme lisibilité et unité d’intention, il prône la simplicité par la réduction au vrai.
      Le chapitre 2 examine la façon dont la mnémonique des anciens rhéteurs, d’où sont issus les concepts de lieu et de catalogue, ainsi que les méthodes d’oraison des spiritualités ignatienne et salésienne fondées sur la « composition de lieu avec application des sens », enrichissent la théorie fénelonienne de l’image en même temps qu’elles inspirent les procédés qu’il met en œuvre dans son apologétique. Le motif architectural présent dans la spiritualité salésienne ainsi que la transposition des principes vitruviens à un style d’écriture, loin d’être des lieux communs, renvoient plutôt à la formation reçue par François de Sales lui-même auprès des jésuites de Padoue, préoccupés de question d’architecture au point d’en composer des traités, au moment où se construisent de nombreux collèges dont il s’agit de contrôler l’édification. Parce que l’architecture peut s’avérer une école de spiritualité, le motif se retrouve développé dans l’apologétique fénelonienne, en venant s’ajouter à ce qui n’est d’abord qu’un autre lieu commun, celui du deus pictor, auquel Fénelon donne en réalité un véritable contenu. Les catégories de la critique picturale, avec lesquelles Fénelon se familiarise grâce au milieu de la Cour, précisent le style de peinture auquel l’œuvre divine peut être comparée. A travers la défense de la beauté et de la fonctionnalité de l’univers sensible, c’est bien la défense de la bonté divine qui se lit, tandis que se précise, dans le même temps, cet idéal artistique où domine la lisibilité du dess(e)in.
      Le chapitre 3, centré autour des principes et de la pratique pédagogiques de Fénelon, examine les stratégies au service de cette pragmatique de l’image, qui trouve particulièrement à s’appliquer aux enfants, dominés par la puissance de leurs sensations. Partant de ce postulat, développé dans le traité De l’éducation des filles, et que renforce le dogme du péché, Fénelon justifie la sollicitation de l’imaginaire visuel chez l’enfant par l’observation des réflexes et des processus corporels. Parce que l’enfant est attiré par le visible, on peut l’instruire par l’image, et d’autant plus efficacement que celle-ci est lisible et construite. Aussi les « arts du dessin » – peinture, sculpture, architecture, mais aussi, pour Fénelon, broderie et tapisserie –, et plus exactement ce qui tient au dessin dans ces arts, servent-ils de paradigme à l’instruction et à l’édification. L’image visuelle et mentale, à condition qu’elle obéisse à un certain type plastique ou poétique, peut ainsi aider le fidèle à se diriger vers le but ultime de son existence : la charité ou l’amour désintéressé pour Dieu.
      La notion d’image, initialement issue du champ de la rhétorique, et définie tout d’abord comme une figure suggérant la perception visuelle, se trouve donc enrichie de nouvelles déterminations. Qu’elle soit mentale ou artistique, parce qu’elle se veut l’imitation du dess(e)in divin naturellement présent dans les choses, l’image devient un moyen d’accéder à la vérité – comme un schème préparant à la connaissance et à l’amour. Le dessin, qu’on pensait simple catégorie artistique, devient ainsi un principe : métaphysique – parce qu’il est dans les choses –, ou spéculatif et moral – en qualifiant à la fois l’ouvrage de Dieu et celui de la créature lorsqu’elle entreprend de vivre et d’agir comme Dieu le veut. Et ce sont précisément ces qualités, conférées par le dessin à ces arts éponymes, que Fénelon exploite dans sa pratique, dans ses propres ouvrages de fiction, témoins de cette valorisation. Le recours, peu commun, à des exemples plastiques empruntés au domaine des arts du dessin, atteste la défense d’une esthétique qui valorise cette catégorie en même temps qu’elle illustre la manière dont une telle esthétique peut servir à l’éducation.
      Il restait à délibérer sur le statut et le contenu de cette esthétique. La singularité des deux Dialogues des morts consacrés à la peinture ayant suscité de nombreux commentaires et hypothèses, il convenait d’y revenir – ce à quoi s’est attaché le dernier chapitre. L’une des questions les plus fréquemment posées porte sur l’authenticité du discours fénelonien. Jusqu’à quel point Fénelon s’est-il approprié l’idéal esthétique qu’il prétend défendre ? Les références à la peinture de Raphaël ou à celle de Poussin sont-elles ici autre chose qu’un lieu commun ? Les jugements attribués aux personnages de Poussin, Parrhasius et Léonard de Vinci, ou encore les remarques sur le cabinet de peinture de Chantilly ne sont-ils que des reprises de l’esthétique de Félibien ou de celle des conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture ? Inversement, Fénelon n’est-il finalement qu’un partisan de ce goût moderne en peinture – où la grâce et le « je ne sais quoi » prennent le pas sur l’ordonnance et la dimension spéculative du tableau ? L’esthétique des œuvres (et laquelle ?) lui importe-t-elle davantage que leur contenu didactique ? Telles sont les principales questions auxquelles a tâché de répondre ce chapitre.

  Extrait de l’ouvrage (chapitre 4, pp. 242-249)
Table des matières


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