Grands yeux et grandes dents :
Doré illustrateur de Perrault

- Pierre Michel
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Fig. 19. G. Doré, « En passant dans un bois,
elle rencontra compère le Loup », 1862

Fig. 31. G. Doré, « En marchant il avait laissé
tomber les petits cailloux… », 1862

Fig. 32. G. Doré, « Le fils du roi demanda
ce que c’était que ces tours… », 1862

Fig. 33. G. Doré, « Il marcha vers le
château… », 1862

Fig. 36. G. Doré, « Au secours ! Au
secours !… », 1862

      Tout a commencé par un pique-nique en forêt à la croisée des chemins et des regards (fig. 19 ). pour culminer dans des préparatifs de ripaille avec le défilé des marmitons devant Riquet à la Houppe (fig. 20 ), et finir par le massacre de Barbe-Bleue (fig. 10 ). Le Loup qui enveloppait de son corps et de son regard le Chaperon, la galette et le pot de beurre va disparaître des images, mais Poucet et ses frères croiront encore entendre « des hurlements de loups (…) ven[a]nt à eux pour les manger » (p. 6). De même, l’Ogre cédera le pas à Poucet et au Chat botté avant de reparaître sous les traits de Barbe-Bleue en maître de la clef (fig. 21 ), emblème parfait pour un regard adulte de la puissance du désir et de la transgression. Après avoir laissé le Chat à la table de l’Ogre (fig. 22 ), on passe à l’aveuglette devant un « festin pour les fées » (p. 34), une « belle collation » que dédaigne le prince amoureux de Cendrillon, « tant il était occupé à la considérer » (p. 52), et des « parties de campagne » où faire « bonne chère » (p. 96). Et l’on se voit enfin jeter à la face la scène paroxystique d’un Barbe-Bleue embroché contre l’emblème d’un cœur percé d’une épée (fig. 10 ) tel, apparu dès le frontispice puis attelé au cabriolet de Peau-d’Ane (fig. 23 ), le « mouton tout entier » préparé pour « le souper de l’Ogre » (p. 7).
      Au passé, au présent, au futur, ces « contes où l’on ne fait que manger » (p. XVI) conjuguent sans cesse les verbes manger et dévorer. L’image y multiplie les détails obsédants : reliefs du festin de l’Ogre (fig. 16 ) cloués autour de sa porte (fig. 24 ) ou bébés servis entiers à sa table (fig. 22 ). Après de sinistres fêtes de la faim (fig. 24 ), le Petit Poucet, ses frères, le chien et le chat de la maison montent à l’assaut d’un chaudron de soupe (fig. 25 ). Partout la table, quand ce n’est pas le lit, est mise ou promise. Dans la rencontre, au cœur de la forêt, du Chaperon et du Loup se rejoignent regards obliques et nourritures offertes (fig. 19 ). A peine l’Ogre a-t-il fini de ronger les restes d’une volaille sur un coin de nappe (fig. 16 ) qu’il soulève, encore affamé et coutelas en main, le drap du lit où dorment ses filles (fig. 8 ). La scène du festin peut se réduire au cercle de lumière dans lequel la lanterne sourde de l’ogresse emprisonne Poucet et ses frères (fig. 26 ), ou à celui des courtisans qui pour un plat de regardelle, comme on disait naguère en Dauphiné, se pressent autour du pied de Cendrillon (figs. 27 et 28 ). Elle deviendra pour le Prince la couche aux « rideaux (…) ouverts de tous côtés » à la vue (p. 17) où savourer dans le même élan qui précipitait le Loup sur la grand’mère du Chaperon rouge (fig. 14 ), le spectacle du sommeil de la Belle (fig. 29 ). Elle s’élargit à la clairière où, devant Riquet et sa princesse, la terre s’ouvre « comme une grande cuisine » (p. 36) pour dégorger une procession gargantuesque de marmitons croulant sous le poids de victuailles plus grosses qu’eux, depuis le bas de la page, à rebours du parcours des yeux sur l’image, comme pour la faire mieux déguster en ralentissant sa lecture (fig. 20 ). La table de Barbe-Bleue agrandit enfin le domaine du désir : « tant elles avaient d’impatience » (p. 56), deux étourdies se précipitent vers ses vaisselles précieuses, le dos tourné au livre ouvert où, se rassasiant de récit comme les commensaux d’Ulysse, elles auraient pu prendre connaissance de leur histoire (fig. 12 ).
      La selva oscura dans laquelle, tel Dante à l’orée de la Divine Comédie (fig. 30 ) [7], Poucet (fig. 31 ) et Peau-d’Ane (fig. 23 ) s’engagent en se retournant vers le lecteur pour l’entraîner dans l’image où il s’absorbera, monte jusqu’au château des ogres et des rois (fig. 32 ). Elle envahit le palais de la Belle et engloutit ses occupants (fig. 29 ), pour devenir le lieu de tout désir et de toute dévoration. Entre la mort et la vie, des chemins de lumière y ouvrent sur les escaliers du repaire de l’Ogre (fig. 26 ), du palais de la Belle (fig. 33 ), ou du père trop aimant de Peau-d’Ane (fig. 34 ) et, pour finir, sur le perron de Barbe-Bleue (fig. 10 ), au seuil du monde réel, de ses réalités et de ses songes.
      L’imaginaire déborde ainsi la légende, et toute la suite des illustrations tend à rapprocher le regard de l’enfant de celui de l’adulte. On adopte pour commencer le point de vue du chat, sorti de dessous le lit où il se cachait pour ne rien voir (fig. 14b ), puis assis devant une assiette vide (fig. 24a ). Juché sur le dossier du fauteuil d’une vieille fileuse (fig. 35b ), il se redresse, gueule ouverte sur toutes ses dents et les yeux ronds, face aux paysans et au lecteur pour appeler au secours du marquis de Carabas (fig. 36 ). Il se campe fièrement dans une pose héraldique devant l’Ogre qui l’invite à souper (fig. 22 ) et entre dans le cercle des courtisans massés autour de Cendrillon (fig. 28a ). Poucet, à quatre pattes, lève des yeux étonnés sur la cognée de son père (fig. 24b ), puis grimpe au plus haut d’un arbre pour percer la forêt de ses regards (fig. 37  ). Et alors que sœur Anne ne voit « rien venir, que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie » (p. 58), les jeunes lecteurs accèdent au monde des adultes en croupe des beaux-frères de Barbe-Bleue.
      Dans le parcours de la lecture, et comme autant de petits cailloux blancs, les illustrations de Doré marquent l’aventure de repères familiers et de pauses rassurantes.
      Images pour le plaisir de l’image (fig. 38 ), rompant avec la noirceur de l’ensemble, elles permettent de reprendre souffle entre deux massacres, comme autant de clairières dans la forêt, en reformant le cercle magique du conte autour de ses héros. Comme l’esquissait le frontispice (fig. 5a ), l’Ogre s’est endormi (fig. 39 ). Le mouton à roulettes (fig. 5b ) saura bientôt « tous les chemins » (p. 41) par où conduire Peau-d’Ane (fig. 23 ). Et la bonne grand’mère échappe au Loup pour filer le destin de la Belle (fig. 35 ), quand, toujours chaussant ses doctorales lunettes, elle n’emprunte pas à l’Ogre son terrifiant coutelas pour tailler un carrosse dans une citrouille (fig. 9 ), l’intericonicité réalisant ce que dans La Comédie humaine l’intertextualité développe avec le retour des personnages.

 

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[7] Dante, La Divine comédie, illustrations de G. Doré, Hachette, 1861, L’Enfer, I, 1.