Le ressort. L’élastique. La fondue. Le noyau.
Plasticité graphique chez Winsor Mc Cay

- Philippe Maupeu
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Fig. 13. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906

Fig. 14. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906

Fig. 15. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1908

Fig. 16. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1905

Fig. 17. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906

Fig. 18. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906

Fig. 19. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

      Le ressort, l’élastique, la fondue. On voit ce qu’il en est de ces trois modèles mécaniques du gag : ils sont en partie déterminés par les conditions mêmes de la publication en hebdomadaire, à un moment fixe, et dans un lieu clairement identifié du journal (le supplément illustré). La livraison hebdomadaire détermine une formule narrative répétitive : chaque semaine, il revient au lecteur de remonter le ressort, de tendre l’élastique, de faire bouillir la marmite. Sur un mode comparable au cinéma de foire (Méliès), ces planches sont de petites machines ou petites boites narratives au mécanisme simple et au fonctionnement répétitif. Il en va un peu différemment avec Little Nemo, que l’on serait bien en peine de réduire à une formule.

 

Le travail du Songe : Little Nemo in Slumberland

 

      Cette série, la plus célèbre de Mc Cay, a été publiée en deux périodes et dans deux journaux : le New York Herald, du 15 octobre 1905 au 26 décembre 1911, puis de septembre 1911 à décembre 1914 dans The American, propriété de Randolph Hearst, sous le titre In the land of Wonderful Dreams. Le petit Nemo est sommé de répondre à la convocation du Roi Morphée et de se rendre auprès de sa fille, au palais de Slumblerland ; mais le chemin est semé d’embuches et les obstacles rencontrés suscitent le réveil. Dans la première planche, un clown vient chercher Nemo jusque dans sa chambre et l’invite à monter un fringant poney qui répond au nom de Somnus, le sommeil. Somnus est la monture de Nemo. La dernière case, au module invariable, est sans exception consacrée au réveil de Nemo : comme l’écrit Jacques Samson, elle sert de « tremplin » à l’inventivité du récit [17]. Cette dernière case fait figure de chute au double du sens du terme : le petit songeur est projeté hors de son lit en même temps qu’il est expulsé du songe.
      La fin du rêve répond généralement à une sollicitation interne. Nemo et la princesse se promènent dans les jardins de Slumberland assis sur un trône abrité dans la gueule ouverte d’un dragon ; Flip, le mauvais sujet, brûle la queue avec son cigare, le dragon projette les enfants hors de sa gueule ; Nemo tombe et se réveille : il a été poussé hors de son rêve par son contenu même (fig. 13). Il arrive aussi que le réveil soit consécutif à une sollicitation externe : les gouttes d’eau que le père lance sur le visage de Nemo ont été assimilées et métabolisées dans l’économie figurative du rêve sous la forme de gouttes de pluie, dans une planche mémorable (fig. 14) – Freud définissait le rêve comme « gardien du sommeil ». Le réveil va progressivement être dédramatisé, puisque Mc Cay inaugure avec Little Nemo une série « à suivre » : certaines séquences narratives se prolongent de semaine en semaine, d’un réveil à l’autre, séjour à Shanty Town (Bidonville) ou survol des Etats-Unis en dirigeable.
      Le procédé d’une accumulation et d’une dépense graduelles d’énergie est adopté moins systématiquement que dans le Rarebit fiend. A la différence des planches précédentes - et c’est une évolution que l’on note au même moment parfois dans le Rarebit fiend – l’énergie est telle qu’elle soumet à son tour non plus seulement la figure mais le cadre à des déformations plastiques : c’en est fini du gaufrier. Telle planche rappelle les miroirs déformants des attractions foraines : la métamorphose des personnages se donne à voir au lecteur comme une anamorphose (fig. 15). La figure confère de son élasticité au cadre par pression interne - à moins que ce ne soit le cadre qui étire la figure. La forme des cases et leur combinaison sont infiniment variées : étirement en hauteur, en largeur (un condor recouvre toute la largeur de la planche et surplombe la case de la chambre de Nemo), case centrale ronde qui épouse la forme de la lune. Cette variété qui perturbe parfois le processus de lecture et en contrarie la linéarité sert une rhétorique spectaculaire particulièrement efficace. La construction en escalier du multi-cadre (fig. 16) est motivée par le contenu du récit : une marche sur des échasses au milieu d’échassiers (des cigognes), et la lecture saccadée trébuche avec la chute du personnage.
      Pierre Fresnault-Deruelle a caractérisé cette poétique en parlant d’un « syndrome de l’hélicon », à propos d’une des planches les plus remarquables de la série (fig. 17) : l’hélicon gonfle, se dilate et prend de plus en plus de place, le nombre de cas est divisé par deux à chaque étage de la construction. L’hélicon « pompe littéralement l’air du songe » qui se raréfie, d’où le réveil. « Sous couleur de décliner les aventures d’un héros, écrit Fresnault-Deruelle, l’artiste cherche avant tout à canaliser les dérives d’un crayon qui court plus vite que les justifications narratives dont il doit pourtant se réclamer » [18].
      A propos de Little Nemo, Thierry Smolderen parle d’un « espace fluide, en perpétuelle transformation, et totalement immersif [19] », dont il trouve l’un des modèles dans les parcs d’attractions et les multiples forces (secousses, rotations horizontales ou verticales) auxquelles sont soumis les corps et leur image (les déformations optiques des miroirs) : ces sensations corporelles trouvent droit de cité dans la BD selon Smolderen. Pierre Sterckx évoque un « espace élastique, pulsionnel » : on y devine le travail d’une « anamorphose psychique », écrit-il (curieusement pour dénier ensuite toute action du refoulement dans cette série) [20]. On peut aussi voir dans les planches de Little Nemo un analogue de ce que le psychanalyste Didier Anzieu appelle la pellicule du rêve [21], au double sens du mot, surface d’impression et d’enveloppement. Le moule (qui n’est plus le gaufrier) est comme l’enveloppe psychique, une « membrane fragile et éphémère » ; il devient lui aussi susceptible de variation, de déformation, il est souple, propre à accompagner, épouser et contenir les excitations psychiques et les mettre en forme.
      Il est en effet difficile de dénier le lien que le dessin entretient avec le rêve et l’inconscient dans des planches comme celle-ci, parue le 23 septembre 1906 (fig. 18). Sur un plan phénoménologique tout d’abord, Mc Cay met en scène le rapport du sujet avec le monde du songe. A la différence du Rarebit Fiend, Nemo est non seulement acteur mais aussi spectateur. Ici, Nemo voit l’éléphant et a peur : nous voyons, nous, frontalement (les yeux nous fixent) ce qui arrive dans le dos de Nemo avant qu’il ne se retourne. Mc Cay figure ici une des caractéristiques phénoménologiques du rêve, me semble-t-il : on peut voir de face un phénomène que l’on continue de percevoir sur un plan kinesthésique comme nous arrivant dans le dos, ce qui rajoute à l’angoisse. Il paraît également tentant de voir, dans la dernière case verticale, le petit Nemo coincé avec la sourette entre la trompe et la bouche, le sexe de papa et le sexe de maman, pour assister aux premières loges à la scène primitive.
      Winsor Mc Cay, entre 1905 et 1910, mène trois séries de front (Little Nemo, Rarebit fiend, Pilgrim’s progress). Il est étonnant que cet espace fluide qui est celui de Little Nemo, mouvant et enveloppant, apte à accueillir toutes les expériences plastiques de métamorphoses et d’anamorphoses, servi par des couleurs aussi flamboyantes, puisse coexister avec le quadrillage quasi carcéral et l’austérité du Pilgrim’s Progress. Cette coexistence doit être interrogée, en revenant un peu plus longuement sur le projet plastique qui gouverne Pilgrim’s Progress. La conversion d’image à laquelle je vais procéder est radicale : substituer au modèle de l’élastique ceux, non plastiques, du kyste et du noyau.

 

Quatrième objet : le noyau (A Pilgrim’s progress by Mister Bunion, 2)

 

      Car tout de même ! Ce que nous décrit Mc Cay, dans le mot à son éditeur cité plus haut, est moins une planche ou une série de planches que le rêve d’une animation. Pilgrim’s Progress est en réalité le pèlerinage paradoxal d’un pèlerin qui ne progresse pas. Le récit y est contrarié par une inertie plastique qui repose sur l’omniprésence du motif Dull Care, écrit en lettres blanches sur fond noir. Ainsi dans cette planche au « billy goat » (le bouc, fig. 19). Bunion signale l’animal à notre attention : « he’s as spry as a kitten » (« il est aussi vif qu’un petit chat ») ; mais la charge qu’il amorce en C3 sous la forme d’une bascule en avant est annulée la case suivante, avant d’être relancée selon une trajectoire nouvelle, parallèle au plan de la case, dans la seconde moitié de la planche. Mc Cay adopte dans cette série une orientation verticale de la page. La vectorisation narrative de la planche selon l’axe horizontal de la bande, même si elle est servie par la forme rectangulaire des cases, entre en tension avec l’architecture verticale de la page car la continuité narrative n’a pas le temps en deux cases de se déployer [22]. Mc Cay joue constamment de cette tension entre lecture linéaire de la page et appréhension tabulaire de la planche, tension sur laquelle a notamment insisté Benoît Peeters [23].

 

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[17] J. Samson, « Les Songes de l’enfant-lit », dans Little Nemo, 1905-2005., Op. cit., pp. 20-23.
[18] P. Fresnault-Deruelle, « Le Syndrome de l’hélicon », art. cit., p. 46.
[19] Le format du journal facilite cette immersion. Voir Th. Smolderen, « Mc Cay in Slumberland - dessin, attractions, rêves », dans Little Nemo, 1905-2005…, Op. cit., pp. 9-17.
[20] P. Sterckx, « Winsor Mc Cay ou la tentation de l’anamorphose », Ibid., pp. 69-73.
[21] D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, « Psychisme », p. 237.
[22] Comme l’écrit Groensteen, dans les strips formées de deux vignettes (surtout lorsque leur format est carré, précise Groensteen), « l’effet de strip se trouve atténué en même temps que la dynamique narrative » (dans Système de la bande dessinée, Paris, Puf, « Formes sémiotiques », p. 75).
[23] B. Peeters, Lire la bande dessinée, Op. cit., p. 50.